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 DES THEMES POUR LE GRAND ORAL EN EPPCS



La presse sportive


Histoire de la presse sportive

Le premier journaliste de sport français, Eugène Chapus, était un arbitre... Mais un « arbitre des élégances » – c'est ainsi que le nommaient ses contemporains. Eugène Chapus représentait la figure typique du dandy, du « fils à papa ». Quand il eut dilapidé la fortune de son père, ancien gouverneur de la Guadeloupe, il gagna sa vie comme feuilletoniste, publia un agenda sur les activités mondaines de son époque qu'il intitula Le Sport à Paris. Il fut le premier à introduire en France – à la suite d'un voyage en Angleterre où, bien avant Pierre de Coubertin, il avait été séduit par les activités physiques de la jeunesse britannique – le mot « sport », qu'il substitua au vieux français « desport ». Devant le succès de son agenda, il lança, en 1854, un magazine du même nom, qu'il sous-titrait « le journal des gens du monde ». Sa clientèle s'adonnait essentiellement au sport hippique, au canotage, au tir à l'arbalète, au jeu de paume, au billard, et voyageait beaucoup. C'était la même qui fréquentait les salons littéraires et, le soir, se retrouvait au théâtre.


Il revient donc à Eugène Chapus le mérite d'avoir lancé le concept de « sport », lequel a fait son chemin depuis lors. Il a fondé la presse sportive, comme une mode ; il lui a donné d'emblée un style propre et un genre particulier. À sa mort, en 1877, l'éditorial du Gaulois lui a rendu cet hommage : « Venu juste au moment où le dandysme célébré par Barbey d'Aurevilly prenait en France ses lettres de naturalisation, où la fondation du Jockey-Club allait acclimater le sport, Eugène Chapus ouvrit une voie nouvelle inexplorée. À ce genre nouveau, il fallait une littérature, une langue, ce dont se chargea Eugène Chapus, l'un des écrivains les plus français et les plus corrects de ce temps. »


Un poète invente la course vélocipédique

Vingt ans plus tard, la mode est au vélocipède, un engin mécanique qui séduit la bourgeoisie française en quête d'une activité physique de loisir. C'est encore un genre plus qu'un sport, mais la vélocipédie a ses magazines spécialisés, qui s'introduisent, parfois sous différents prétextes, dans la presse impériale, toujours sévèrement contrôlée. La couverture vélocipédique facilite l'obtention du « timbre impérial », lequel autorise la parution de nouveaux journaux. Ainsi, le directeur d'une de ces nombreuses revues prévient ses lecteurs : « Serons-nous exclusivement vélocipédisants ? Non ! Nous serions ennuyeux. Nous nous efforcerons de varier les sujets. » Les revues vélocipédiques cèdent volontiers à la tendance du moment, en publiant, par exemple, un feuilleton d'Alexandre Dumas.


À l'origine, cette presse très spécialisée paraissait surtout en province. Mais, à Paris, on réagit. En avril 1869 sort Le Vélocipède illustré, dirigé, écrit, illustré, mis en page par Richard Lesclide, un publiciste bordelais venu chercher fortune... littéraire à Paris. Il sera comblé, à la fin de sa vie, en devenant le secrétaire particulier de Victor Hugo, à qui il vouait une telle admiration que ses contemporains le qualifiaient d'« Hugolâtre ».


Sans être ni veloceman ni même sportsman, Richard Lesclide est pourtant le pionnier de la compétition cycliste. Pour fournir matière à son magazine, et en bénéficiant du soutien publicitaire des frères Olivier, célèbres fabricants de cycles, il organise d'abord des démonstrations et compétitions vélocipédiques attractives au parc de Saint-Cloud, chaque dimanche après-midi. Puis il crée l'événement – et la stupeur – en proposant une course d'endurance. Cent vingt concurrents et concurrentes, enfourchant différents engins à pédales – bicycle, tricycle, grand-bi – sont jetés pêle-mêle sur la route... de Paris à Rouen. Du jamais vu, du jamais osé ! Cette course était un enfer autant pour les participants que pour les populations effarouchées des bourgs traversés. Ce Paris-Rouen du 7 novembre 1869 est l'ancêtre de toutes les compétitions cyclistes organisées en France au cours des deux siècles suivants.


La portée sociale de la bicyclette

L'histoire de la presse sportive fait un bond de vingt ans... Sans la guerre de 1870, la défaite de Sedan, la chute du second Empire, la Commune et autres agitations sociales, Paris-Rouen, en raison de son succès de 1869, aurait connu d'autres éditions. Le Vélocipède illustré avait cessé de paraître et Lesclide s'était réfugié au service du maître Victor Hugo, laissant toutefois sa jeune épouse relancer le magazine avec autorité et compétence. Elle sera, sous le pseudonyme de Jean de Champeaux, l'une des toutes premières femmes journalistes de sport.


Mais le vieux Vélocipède illustré a perdu son rôle de leader dans la spécialité sportive, qui se cherche une nouvelle voie au sein de la presse républicaine, en pleine évolution technique et effervescente d'idées et de nouveautés. Les titres se multiplient : La Revue des sports (1876), Le Sport vélocipédique (1880), qui devient La Revue des sports en 1886, Véloce Sport (1885), Les Sports athlétiques (1890)...


Soudain, une voix s'élève, tonitruante et influente, celle de Jean-sans-Terre, qui, de sa tribune éditoriale du Petit Journal, proclame : « Pratiqué à dose raisonnable, il m'apparaît aujourd'hui comme un régénérateur de l'homme épaissi et comme un fortifiant de l'adulte. Me voilà donc, par expérience et par reconnaissance, un adepte enragé du sport vélocipédique. » Il n'exagère pas, ce Jean-sans-Terre, plus connu – et même très connu – sous son vrai nom, Pierre Giffard, pour être l'un des meilleurs journalistes de son époque. Avant de diriger la rédaction du Petit Journal (un bon million d'exemplaires vendus par jour), il a sillonné le monde comme grand reporter du Figaro et chroniqueur avisé du Gaulois. Pierre Giffard est une forte personnalité et il passe des paroles aux actes.


D'abord, il pense à organiser, sous le patronage du Petit Journal, une grande course vélocipédique, pour éprouver et valoriser à la fois le matériel et les hommes qui l'utilisent le mieux : les coureurs qui, aux yeux du public, deviennent désormais des champions. Pierre Giffard construit un monument du genre en mettant en route le premier Paris-Brest-Paris (1 200 km) en 1891. Mais il faut comprendre l'esprit du journaliste-organisateur : à cette époque, la compétition n'a pas qu'un objectif sportif, elle a un but social. Pierre Giffard indique : « Pourquoi, Brest ? C'est le bout du vieux monde, on ne peut guère aller plus loin. De plus, le nom est bref. Géographiquement et euphoniquement, il s'imposait. » Réaction typique du journaliste : d'une part, ce qui est court se retient mieux que ce qui est long ; d'autre part, il faut frapper l'imagination du public en choisissant... le « bout du monde ».


Mais le dessein de Giffard se veut plus ambitieux, il est aussi celui d'un sociologue et s'en explique : « Il faut considérer la vélocipédie comme un moyen de locomotion populaire, utile, hygiénique, instructif, séduisant ; j'ai rêvé d'une épreuve plus concluante, où l'intelligence, la sagesse compteraient aussi. J'ai rêvé d'une course utilitaire courue par des hommes qui monteraient la même machine d'un bout à l'autre du parcours, qui n'en changeraient pas en route, qui ne chercheraient pas à dévorer la distance, sans prendre une heure de sommeil, qui dormiraient au moment voulu, qui feraient en un mot du vélocipède routier avec paquetage et lanterne. C'est le seul moyen de transport qui doive intéresser les gens sérieux. » Pierre Giffard semble a priori dessiner plus l'avenir du cyclotourisme que du sport cycliste traditionnel. On comprend pourquoi les « cyclos » modernes lui rendent encore hommage aujourd'hui, en s'arrêtant pour souffler et se reposer sur le « banc de pierre » à la Croix de Noailles, dans la forêt de Saint-Germain, où une inscription gravée dans la pierre rappelle que « la bicyclette est un bienfait social ». C'est lui aussi qui a sacré pour l'éternité la bicyclette la « petite reine ».


Pierre Giffard tire immédiatement un autre enseignement du succès de sa course, dont le vainqueur, Charles Terront, devient d'emblée un héros national : il constate aussi que les ventes du Petit Journal en ont subi des effets favorables. Il suggère donc à son patron d'éditer chaque lundi matin un encart spécial consacré aux sports dans Le Petit Journal. Comme ce dernier refuse, l'indomptable Jean-sans-Terre prend ses risques et ses responsabilités. Il décide de créer lui-même un quotidien entièrement consacré aux activités sportives. On retrouve bien Giffard dans ses choix : d'abord, il fait appel aux meilleurs spécialistes pour constituer son équipe de rédaction ; ensuite, lui qui préconise le bref et le concis, il n'hésite pas à trancher le « vélocipède » pour en faire Le Vélo, qui devient le titre de son journal, premier quotidien sportif français, sorti des presses modernes du Petit Journal pour la première fois le 1er décembre 1892.


Depuis cette date historique, le public français disposera chaque jour – à l'exception d'une interruption, du 17 août 1944 au 28 février 1946, à la Libération, L'Auto ayant été interdit comme tous les journaux qui ont parus durant l'Occupation – au moins d'un quotidien de sports, plus rarement de deux, car, curieusement, cette spécialité n'a jamais supporté longtemps la concurrence, comme la suite liée aux événements politiques du moment va nous le prouver.


De l'affaire Dreyfus au Tour de France : « L'Auto » tue « Le Vélo »

Pierre Giffard avec son Vélo, dont les ventes atteignent rapidement un niveau honorable, roule sur du velours. Il a pour lui toute une clientèle sportive flattée d'avoir « son » journal, à laquelle il apporte satisfaction, car, en homme de presse chevronné, Giffard sait donner de l'éclat à sa rédaction, en recrutant les meilleures plumes de la spécialité : Victor Breyer, l'éditorialiste, Robert Coquelle, l'élégant charmeur, les frères Hamelle, réputés pour leur humour, Franc-Nohain, qui apporte son coup de crayon, et Frantz Reichel, le grand reporter, l'homme fort de son palmarès athlétique, figure du journalisme sportif et de l'olympisme pour lequel il milite farouchement.


De plus, Giffard dispose du soutien puissant et total des industriels du cycle et de l'automobile naissante, ainsi que de leurs équipementiers. Or les accessoiristes – les fabricants de pneumatiques en particulier – ne sont pas les derniers à chercher la publicité. Le Vélo, qui mène bon train et est seul en piste, dicte sa loi. Giffard s'en trouve fortifié et en devient arrogant. Il veut se mêler de tout... y compris de l'affaire Dreyfus. Toujours sa réaction de journaliste : il est envouté par la force et le lyrisme du « J'accuse » de L'Aurore. Il part, au quart de tour, pour prendre la roue du grand Zola et il utilise les colonnes de son journal de sport pour le faire savoir. Cela n'est pas du goût de ses principaux commanditaires, qui se situent ouvertement dans le camp opposé, et surtout leur leader, le comte Albert de Dion, célèbre constructeur des automobiles De Dion-Bouton.


Le comte, grand ami et principal soutien financier de Pierre Giffard, milite dans les rangs des nationalistes antidreyfusards. Il est même emprisonné une semaine pour avoir enfoncé le haut-de-forme du président Émile Loubet d'un vigoureux coup de canne sur la tête, au cours d'une manifestation à Auteuil. L'incident est relaté dans les colonnes du Vélo, et le comte de Dion est sévèrement morigéné dans le journal dont il est le principal actionnaire !


Une de <it>«L'Auto»</it>, 1<sup>er</sup> juillet 1903 - crédits : D.R.

Une de «L'Auto», 1er juillet 1903


D.R.


Tout cela aurait pu n'être qu'anecdotique, mais les événements vont s'enchaîner pour modifier à la fois le destin du sport cycliste et, plus encore, celui de la presse sportive française. Pierre Giffard crée le Moto-Club de France pour concurrencer l'Automobile-Club de France, cercle mondain de soutien à l'industrie automobile, dont le comte de Dion est vice-président. Cette fois, c'en est trop, et tout se précipite. Le comte de Dion n'a aucun mal à convaincre les commanditaires du Vélo, qui sont ses amis – le baron de Zuylen, le comte de Chasseloup-Laubat, le constructeur de cycles Adolphe Clément, le fabricant de pneumatiques André Michelin –, de « retirer leurs billes » du Vélo et de lancer un journal concurrent, à leur solde, pour punir Giffard. Cela se fait immédiatement. Albert de Dion rachète un vieux titre tombé en désuétude, L'Auto-Vélo, et en confie la direction à Henri Desgrange, un critique cycliste de bonne réputation, qui est aussi le chef de publicité des établissements Clément. La consigne est simple : abattre le journal de Giffard. Le premier numéro de L'Auto-Vélo, quotidien lui aussi, sort des presses de l'imprimerie Schiller, au 10, rue du Faubourg-Montmartre, à Paris, le 16 octobre 1900, en présence de l'incontournable comte de Dion. Henri Desgrange, qui s'est adjoint Victor Goddet comme administrateur, mène le combat avec énergie et compétence ; il met en réelle difficulté son concurrent, qui contre-attaque en engageant un procès pour plagiat de titre et obtient de la justice que L'Auto-Vélo coupe son nom pour ne rester que L'Auto. L'effet est désastreux pour la clientèle cycliste, qui se croit abandonnée et, de ce fait, retourne au Vélo. Devant la chute des ventes, Desgrange mobilise ses troupes pour trouver une réplique. C'est le jeune Géo Lefèvre qui, un matin, évoque dans la salle de rédaction l'idée qu'il juge lui-même saugrenue d'organiser une course cycliste qui ferait le... tour de la France, en plusieurs étapes. Desgrange est hostile au projet, qu'il estime trop dangereux pour les coureurs cyclistes ; Victor Goddet, en administrateur, juge qu'il faut réagir et frapper l'opinion pour reconquérir la clientèle cycliste, qui s'est détournée du titre. Le Tour de France est annoncé dans les colonnes de L'Auto le 19 janvier 1903. Il prend son premier départ le 1er juillet de la même année de Paris pour y rentrer triomphalement le 19 juillet.


Le Vélo, qui a boudé le Tour de son concurrent, ne s'en remettra pas et disparaît en novembre 1904. Pierre Giffard reprend son bâton de grand reporter pour couvrir la guerre russo-japonaise. Revenu d'Extrême-Orient vieilli et malade, il sera recueilli au sein de la rédaction de L'Auto par ses ennemis de la veille : Albert de Dion et Henri Desgrange. Bel exemple, quand même, de la solidarité professionnelle de cette époque...


L'écrit s'installe

Le quotidien L'Auto, définitivement relancé par son Tour de France, couvre l'actualité sportive française et internationale jusqu'à la Première Guerre mondiale, puis continue une parution « en veilleuse » pendant le conflit pour donner des nouvelles des sportifs combattants. Il reprend sa parution à plein rendement jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, pendant celle-ci et jusqu'au dernier jour de l'Occupation. Et ce presque sans concurrence, à l'exception d'une parution sporadique de L'Écho des sports de Victor Breyer, journal de contradiction, pour ne pas dire d'opposition. En effet, de 1900 à 1940, durant quarante ans donc, Henri Desgrange règne en maître sur le sport français : en plus de son journal, il se trouve aux commandes des principales arènes de la production sportive, le célèbre vélodrome d'Hiver du boulevard de Grenelle à Paris et le Parc des Princes, géré par son associé Victor Goddet.


Toutefois, la presse sportive française ne s'est, heureusement, jamais limitée à son quotidien, aussi prestigieux soit-il. Elle a bénéficié de grands magazines d'appoint. Avant la Première Guerre mondiale, Pierre Lafitte fait paraître La Vie au grand air, remarquablement illustré de dessins d'actualité. Durant l'entre-deux-guerres, deux hebdomadaires publient des photographies de l'actualité sportive qui font sensation : Le Miroir des sports, à partir de 1920, puis Match, qui, de 1926, année de sa création, jusqu'en 1938, est entièrement consacré à l'image sportive. Même remarque après la Libération : deux hebdomadaires illustrés rivalisent quant à la qualité des clichés et des reportages, mais s'affrontent aussi pour leurs idées et conceptions opposées : Le Miroir des Sports de Félix Lévitan et Miroir Sprint, d'obédience communiste, de Maurice Vidal.


Mais l'information sportive sur support imprimé ne se réduit pas à une presse spécialisée. Les grands quotidiens d'information générale nationaux consacrent au sport une place qui va croissant, et les publications régionales et départementales assurent un suivi des événements indispensable à la vie des clubs.


La radio donne de la voix

En 1929, la radio s'invite sur le Tour de France, à l'initiative de Jean Antoine, le fils du pionnier du théâtre naturaliste André Antoine. La voix de cet Antoine-là ne charme guère la caravane de la presse écrite, car les informations sont désormais livrées au public avant d'être imprimées dans les journaux ; de plus, elle est grinçante pour les oreilles des organisateurs du Tour, car elle se veut aussi critique. Henri Desgrange et Jean Antoine en viendront à régler leurs querelles devant la justice.


Mais la « voix » de la radio devient rapidement familière en France, avec des reporters et chroniqueurs appréciés comme Jean Leulliot, Félix Lévitan, Alex Virot et, surtout, le plus populaire d'entre eux, Georges Briquet ; elle se fait aussi entendre à l'étranger, en différentes langues, dont celle de Luc Varenne, très apprécié en Belgique.


Rapidement, tout rentre dans l'ordre. La radio s'incorpore à la caravane et y trouve sa place légitime. Tout le monde y gagne. L'information sportive prend une nouvelle vitesse de croisière. Le Tour, en augmentant sa diffusion nationale puis internationale, ne peut que renforcer son audience, ce qui ne nuit en rien à la presse écrite, mais, au contraire, lui profite.


La télévision bouleverse tout

La télévision n'a pas fait une irruption remarquée dans le champ de l'information sportive. Ses premières approches furent prudentes : comme la radio avant elle, la retransmission du sport lui sert d'abord à tester sur le terrain et sur la route les innovations de son matériel technologique. En fait, elle sera assez discrète et peu encombrante tant que ses forces seront regroupées au sein de l'Office de radiodiffusion-télévision française (O.R.T.F.).


En revanche, la disparition de l'O.R.T.F., le 31 décembre 1974, remet tout en cause, tant les principes qui président au fonctionnement traditionnel de la presse sportive que les structures et les institutions du sport. Une véritable déflagration va s'ensuivre, et le système en place va s'en trouver « dynamité ».


La télévision va enrichir le sport dans des proportions inespérées et gigantesques. La télévision enrichit le sport non seulement en diffusant ses meilleures images et en popularisant les compétitions, mais aussi, au sens propre, en lui apportant de l'argent, beaucoup d'argent, pour s'approprier les droits de retransmission des événements majeurs en exclusivité.


La télévision amplifie et surexpose l'événement sportif ; elle multiplie sa valeur marchande, car elle attire les sponsors ; elle devient ainsi indispensable et elle se voit courtisée par tous les organisateurs du spectacle sportif. De ce fait, elle accapare le sport à l'échelle nationale comme à l'échelle mondiale. Puisqu'elle le fait vivre – et plutôt bien vivre –, elle lui impose sa loi. Un exemple précis : l'horaire du début des rencontres de football nationales et internationales était traditionnellement fixé dans le passé à 20 heures ou 20 heures 30, afin de permettre à la presse écrite de publier résultats et commentaires dans toutes ses éditions régionales et départementales. Mais, petit à petit, la télévision s'empare du football. Soucieuse de préserver la tranche horaire publicitaire particulièrement rentable de l'après-journal, après 20 heures 30 donc, elle a imposé aux instances fédérales de fixer le début des rencontres vers 21 heures. La presse écrite, qui a largement contribué depuis un siècle au succès populaire et au développement du football – par exemple, Gabriel Hanot, journaliste à L'Équipe, fut en 1954 à l'origine de la création de la Coupe d'Europe des clubs –, n'a pas obtenu gain de cause devant les instances fédérales et a dû se résoudre à priver des résultats et des commentaires les lecteurs de ses premières éditions.


Pourtant, l'arrivée en force de la télévision dans l'actualité sportive, contrairement aux craintes des augures de la profession, n'a pas porté ombrage à la presse écrite. Au contraire. Le journal L'Équipe, organisateur du Tour de France, hésitait à monnayer la retransmission télévisée des 20 derniers kilomètres de chaque étape, estimant que la presse écrite risquait d'en pâtir. L'effet fut inverse : la presse écrite a constaté que la retransmission des événements sportifs par la télévision ne nuisait pas à la vente des journaux, mais la favorisait parce que la curiosité du public s'en trouvait excitée.


Une exception toutefois pour la presse magazine : les photos statiques n'ont pas soutenu la comparaison avec les images vivantes diffusées instantanément sur l'écran. Les deux Miroirs concurrents évoqués précédemment ont disparu des kiosques au début des années 1970.


Un puissant rouage du système économique du sport

La presse sportive est aujourd'hui un rouage essentiel du système économique du sport-spectacle, en recherche des meilleurs bénéfices. En fait, elle l'a été dès son origine, mais sur des bases beaucoup plus modestes et moins rentables. Même le Tour de France n'a apporté la fortune ni à L'Auto avant guerre, ni à L'Équipe après guerre : la Grande Boucle permettait d'augmenter les ventes du journal organisateur pendant trois ou quatre semaines, et tout le monde s'en satisfaisait. Désormais, le puissant consortium qu'est Amaury Sport Organisation (A.S.O.), qui appartient au même groupe de presse que L'Équipe et Le Parisien, dispose d'un pactole avec les droits imposés aux télévisions de nombreux pays. Le Tour de France, même s'il a perdu de son prestige, constitue une colossale affaire, inévitablement convoitée par l'Union cycliste internationale (U.C.I.), qui voudrait bien récupérer une autorité qu'en fait elle n'a jamais eue et l'apport financier qui l'accompagnerait. Le cyclisme professionnel comme la boxe professionnelle se trouvent de fait sous la complète autorité d'organisateurs privés, contrairement aux autres disciplines, qui reposent sur des structures fédérales, nationales et internationales.


Dans le domaine du sport, le médiatique se fond et se confond de plus en plus avec l'économique, dont il devient le rouage essentiel, surtout depuis l'intervention des télévisions, lesquelles achètent fort cher l'événement sportif, pour le revendre ensuite à des sponsors publicitaires. Mais le sponsor doit ensuite récupérer son généreux soutien sur le produit qu'il fabrique et qu'il vend. Donc, le consommateur, qu'il apprécie ou n'apprécie pas le sport, rembourse en définitive cet investissement.


Le citoyen et, de plus en plus, la citoyenne paie, et parfois fort cher, pour être spectateur ou spectatrice de l'événement sportif : il paie comme lecteur ou lectrice, s'il veut le commentaire de l'événement ; il paie, d'une façon ou d'une autre, comme auditeur ou téléspectateur, en qualité de contribuable ; mais il paie encore bien plus, sans le savoir, comme consommateur des produits qu'il achète. Et la presse sportive se garde bien de le lui rappeler, parce qu'elle est elle devenue, sous toutes ses formes – écrite, parlée, télévisée ou sur Internet –, un rouage essentiel de cette économie du marché du sport, qui ne cesse d'intensifier son importance.


Un journalisme comme les autres et pas comme les autres

Dans un Livre blanc publié en 1975, les responsables de l'Union syndicale des journalistes sportifs de France (U.S.J.S.F.) utilisaient cette formule qui traduit avec exactitude la complexité, à la limite de la contradiction, « d'un journalisme comme les autres et pas tout à fait comme les autres ». Comme les autres, car il d'agit d'un journalisme plein pour le traitement de l'information, pour le récit et le commentaire des faits. Le journaliste étiqueté « sportif » est soumis aux mêmes règles professionnelles et éthiques que les journalistes des autres spécialités, y compris pour sa propre formation. Il doit être un généraliste de l'information avant de devenir un spécialiste du sport. Pas comme les autres, parce qu'il est intimement lié à la matière qu'il traite. L'histoire de la presse sportive démontre que le journaliste de sport est sans doute le seul à créer, à inventer sa propre actualité. Il l'entretient quand il ne l'organise pas lui-même, dans le cas typique du Tour de France.


Le journaliste de sport est naturellement tenu – et souvent à son insu, sans en avoir pleine conscience – de respecter, pour ne pas dire de concilier, l'éthique, prioritaire, de son métier, avec l'éthique du sport, laquelle n'est pas secondaire, car ressentie par l'ensemble de la clientèle de lecteurs, d'auditeurs et de téléspectateurs.


Cette clientèle mérite d'être définie, car elle a ses caractéristiques propres et des différences avec la clientèle habituelle de la presse d'information : elle est plus exigeante, plus passionnée, plus pressée.


Une clientèle plus exigeante, parce que plus compétente

Le lecteur d'une chronique portant, par exemple, sur l'économie est assez rarement un ancien économiste, alors que le lecteur assidu de sport est le plus souvent un pratiquant ou un ancien pratiquant d'une ou de plusieurs disciplines sportives. Il prétend connaître le sujet autant, sinon mieux, que le journaliste qui en traite. Le public sportif ne pardonne pas la moindre erreur aux journalistes qui écrivent ou qui parlent.


Cette donne peut justifier, en partie, mais en partie seulement, le renfort abusif des « consultants » – Pierre Albaladejo, pour le rugby, et Jean-Michel Larqué, pour le football, faisant figure de précurseurs dans cette « fonction ». On croit plus à la compétence de l'ancienne vedette sportive qu'à celle du journaliste. Pourtant, si le consultant peut expliquer et juger, c'est toujours le journaliste qui informe et qui est responsable de l'information qu'il diffuse.


Pourquoi le lecteur, l'auditeur ou le téléspectateur est-il plus pressé de connaître l'information sportive que l'information générale ? Pour une raison très simple : la première est prévue ; la seconde est fréquemment imprévue. Le journaliste de sport travaille sur une matière programmée, fixée longtemps à l'avance par des calendriers, alors que l'information générale relève le plus souvent de l'imprévu, de l'incident social ou politique qui éclate, ou de l'accident qui surgit.


Le public sait à l'avance l'heure de la fin d'un match ou d'une grande compétition ; il veut donc en connaître le résultat sans délai. Il faut prévoir les dispositions techniques pour satisfaire cette impatience, en particulier en ce qui concerne les transmissions des résultats et des commentaires. Les journalistes de sport ont dû organiser et structurer leur profession à cet effet.


Une presse de tradition

La presse sportive fut longtemps, surtout en France, une presse de tradition, sans doute un peu bousculée aujourd'hui par l'omniprésence de la télévision qui s'est accaparé l'événement sportif pour en faire son propre spectacle.


La presse écrite se trouve de ce fait un peu à la traine, mais conserve sa dignité et une certaine influence, par la ligne éditoriale et la qualité de son quotidien sportif national, L'Équipe, l'apport de nombreux magazines spécialisés propres à chaque discipline et, surtout, le soutien de la presse régionale et départementale indispensable à l'activité des grands clubs, bien sûr, mais aussi des petits clubs qui constituent les cellules vivantes de la pratique du sport.


Cet aspect traditionaliste, dont on ressent encore les effets, même s'ils se sont amoindris avec le temps, relève d'une culture typiquement française, parce liée à l'histoire des journalistes sportifs. Ils se veulent plus ou moins – et surtout moins ces temps derniers – les héritiers de Pierre de Coubertin, donc éduqués sur les concepts du rénovateur de l'olympisme. Ils subissent depuis plus d'un siècle le magister éducatif d'un quotidien spécialisé en sport, considéré comme un modèle dans le monde entier : L'Auto avant guerre, puis, dans la foulée, L'Équipe après guerre.


Henri Desgrange et Jacques Goddet furent à la fois d'incontestables journalistes, qui ont su imposer rigueur et authenticité aux événements sportifs qu'ils organisaient ou contrôlaient. Ils souhaitaient équilibrer la nécessité commerciale qui faisait vivre leur journal et l'exaltation de la compétition sportive qui fournit la matière première de l'information. Ils ont laissé un héritage. Enfin, les journalistes sportifs français ne manquent jamais l'occasion, dans le concert international, de rappeler à leurs confrères étrangers, jusqu'à les en agacer, qu'ils sont issus de la patrie des droits de l'homme. Ils ne s'en sont pas privés encore à l'occasion des jeux Olympiques de Pékin. Ainsi, ils seraient parmi les derniers à se retrancher sur la défense du droit à l'information.


Tout cela mérite un développement. Le droit à l'information est dû... au public. Il avait été avancé dans les hautes sphères de l'autorité audiovisuelle que le droit à l'information pourrait être négocié à un prix raisonnable. Or c'est une délégation de l'U.S.J.S.F. qui a dû intervenir auprès du Conseil national de l'audiovisuel (C.S.A.) pour rappeler que le droit à l'information, relevant des droits de l'homme, ne pouvait être que gratuit, car il n'a jamais été question de monnayer l'un de ces droits fondamentaux. Bonne note a été prise par la haute instance de l'audiovisuel.


Pourquoi les journalistes de sport sont-ils plus familiers et plus jaloux de ce droit à l'information que la plupart de leurs collègues de l'information générale ? Cela relève encore de la tradition : dès son origine, l'événement sportif, même quand il été l'œuvre d'un journaliste et surtout s'il l'était, se trouvait partagé avec ses confrères. Le Tour de France cycliste en constitue la meilleure illustration. Même farouchement concurrente, la presse sportive, en France, a toujours été solidaire sur les principes. Pendant plus d'un siècle, elle a fonctionné en totale liberté et pratiquement en toute égalité, avant l'introduction des droits d'exclusivité, imposée par la télévision.


Aujourd'hui, les seules négociations de ces droits, ouvrant le champ aux marchandages avec leurs détenteurs – les organisateurs, donc le plus souvent les fédérations –, ont contribué à détériorer les relations entre la presse et tous les pouvoirs sportifs. Il y a les privilégiés (ceux qui paient), toujours bien reçus et bien accueillis, et les laissés-pour-compte (ceux qui n'ont pas les moyens de payer ou qui refusent de le faire par principe déontologique), seulement tolérés.


Cette source de conflits permanents, exacerbée depuis les années 1980, est en général ignorée du public. La presse est en effet le plus souvent assez discrète auprès de sa clientèle sur les difficultés qu'elle rencontre pour exercer pleinement et sereinement sa mission. Mais les journalistes, eux, doivent les affronter sur le terrain et y faire face. Ils se sont professionnellement organisés et structurés en conséquence. Sur le modèle des fédérations sportives, la presse sportive dispose de ses instances régionales, nationales et internationales qui désignent des syndics pour contrôler, organiser et favoriser le travail de leurs confrères admis dans les tribunes de presse. C'est, en France, la responsabilité de l'Union syndicale des journalistes sportifs de France, fondée en 1958 par Félix Lévitan, qui lui-même poursuivait l'action du Syndicat de la presse sportive, créé en 1921 par Frantz Reichel.


Certes, si la presse est liée au secteur commercial et l'a toujours été plus ou moins depuis Théophraste Renaudot, les journalistes qui ont conscience de leurs responsabilités concernant l'information qu'ils diffusent au public conservent la possibilité, en respect de la charte de leur profession, de prendre leurs distances avec les contingences publicitaires. Et les journalistes de sport sont parmi les mieux protégés par leurs instances professionnelles, s'ils désirent être protégés.


Mais il est certain que, si l'attribution des accréditions de presse pour couvrir les événements sportifs nationaux et internationaux devait échapper aux instances professionnelles pour tomber aux mains des services de communication du secteur commercial qui contrôle et dirige le sport, les journalistes perdraient beaucoup de leur indépendance...


— Jacques MARCHAND


Bibliographie

R. BOURE & V. BONNET, Sports et médias, coll. Sciences de la société, no 72, Presses universitaires de Toulouse-Le Mirail, 2007

E. COMBEAU-MARIE dir., Sport et presse en France (XIXe-XXe s.), Le Publieur, 2007

B. DÉON, Une Légende du centenaire. Paris-Brest et retour, Préf. J. Marchand, chez l'auteur, 1997

P. LAGRUE, Le Tour de France. Reflet de l’histoire et de la société, L’Harmattan, Paris, 2004

A. LUZENFITCHER, L'Association internationale de la presse sportive. Au cœur du sport, Atlantica, Biarritz, 2005


PSYCHOLOGIE DU SPORT

En 1887, un peu plus de dix ans avant l’Américain Norman Triplett pourtant considéré comme le fondateur de la psychologie sociale expérimentale, le médecin neurologue français Charles Féré est le premier à démontrer l’effet positif de la présence d’autrui sur la performance humaine, mesurée alors en termes de force exercée sur une poignée dynamométrique. Certes, il ne s’agissait pas là de l’acte de naissance de la psychologie du sport. Cette discipline allait voir le jour quarante ans plus tard, aux États-Unis, puis se développer dans le monde à partir des années 1960, concomitamment à l’essor culturel et médiatique du phénomène sportif. Aujourd’hui, la psychologie du sport ne concerne plus seulement la performance motrice ou sportive, mais également le développement de la personne, son bien-être et sa santé.


La psychologie de la performance motrice ou sportive

Le développement d’une habileté motrice puis le succès de son expression dans un contexte de performance sportive résultent de nombreux processus qui concernent tant l’apprentissage que les conditions psychologiques du contrôle de cette habileté en conditions exigeantes.


En ce qui concerne l’acquisition des habiletés motrices, deux approches s’opposent au plan théorique : l’une, cognitiviste, plaidant pour une conception centraliste (top-down) d’une commande motrice gouvernée par des programmes moteurs, l’autre, écologique et dynamique (bottom-up), selon laquelle le comportement moteur serait stabilisé par un système de contraintes inhérentes à l’organisme, la tâche et son environnement. En termes d’applications pédagogiques, l’utilité des instructions, des images, des modèles et des informations rétroactives est davantage mise en avant dans l’approche cognitive, mais la répétition des mouvements en conditions variées et de difficulté croissante est considérée dans les deux approches comme le facteur clé de l’acquisition et du développement des habiletés motrices.


La psychologie du sport cherche également à comprendre et à optimiser de nombreux processus impliqués dans la production d’une performance sportive. En raison de son impact sur les efforts déployés tant à l’entraînement qu’en compétition, la motivation constitue l’un des objets d’étude favoris de la discipline. Ainsi, les effets de la fixation d’objectifs, des buts d’accomplissement, de l’attribution causale et de l’autodétermination sur la motivation des sportifs ont pu être démontrés. Par ailleurs, la confiance en soi, notamment sous la forme de croyance d’efficacité personnelle, a pu être identifiée comme un déterminant majeur de la réussite sportive. L’anxiété compétitive, en tant qu’affect aigu pouvant influencer la performance sportive, a été étudiée à travers une grande diversité de modèles. Ceux-ci s’adressent à différentes formes d’une anxiété considérée alors comme défavorable ou favorable à la performance (lorsqu’elle est associée à de la confiance en soi), ou encore comme caractérisée par un niveau optimal propice à la performance, niveau au-delà duquel celle-ci peut se dégrader parfois de manière extrêmement brutale et irréversible. De nombreux travaux se sont aussi intéressés aux processus attentionnels et à la concentration en vue d’identifier les qualités attentionnelles en termes d’intensité, de capacité, de spectre, de persistance, de flexibilité et de sélectivité à développer chez l’athlète. La manifestation de ces qualités apparaît directement liée aux capacités d’anticipation et de prise de décision du sportif. Enfin, sur un plan collectif, la dynamique de groupe telle qu’elle peut s’observer au travers de la cohésion, la coopération, le leadership et la relation entre entraîneur et athlètes, est un facteur important de la performance d’une équipe qui fait l’objet de nombreuses recherches.


À l’instar des habiletés motrices, de véritables habiletés mentales peuvent s’acquérir, se développer et s’automatiser. Dès lors, la préparation psychologique (ou mentale) à la performance est un entraînement qui a pour but d’approcher avec régularité les conditions optimales de la performance. Cet entraînement concerne non seulement les sportifs, mais aussi ceux qui les guident, les coachs. Pour les premiers, il s’agit le plus souvent d’un entraînement aux techniques de fixation de buts, d’attribution causale, d’imagerie mentale, de discours interne, de relaxation, d’activation, de gestion de la pression, de gestion de l’après-blessure. Pour les seconds, il s’agit de mettre en œuvre un climat motivationnel de maîtrise (valorisant les progrès personnels et collectifs) et favorisant l’autonomie des athlètes, un style d’autorité démocratique, des habiletés organisationnelles, de communication, de débriefing post-compétition et de construction d’équipe cohésive (team building).


La psychologie du sport et de l’activité physique pour le développement, le bien-être et la santé de la personne

La psychologie du sport accorde une place prioritaire au développement harmonieux de l’athlète et à sa santé. Les enjeux parfois élevés de la réussite sportive constituent un terreau fertile pour les comportements déviants tels que la tricherie, les conduites agressives, voire violentes. Ces comportements ainsi que les stratégies de désengagement moral utilisées par les athlètes pour les justifier font actuellement l’objet d’études approfondies. Là encore, un climat motivationnel de maîtrise instauré par l’entraîneur et l’entourage du sportif apparaît comme un contexte de socialisation propice au développement des valeurs morales et des conduites prosociales des sportifs. Pour un sportif de haut niveau, passer de la lumière de la renommée à l’ombre de l’après-carrière peut s’avérer dévastateur pour l’estime de soi. C’est pourquoi les recherches portant sur cette période charnière ont conduit à l’élaboration et aux tests de programmes de préparation à la reconversion visant à aider l’athlète à définir et développer sa future voie de valorisation personnelle.


Les exigences du sport de haut niveau peuvent également menacer la santé de l’athlète. Le surentraînement peut être à l’origine de phases de burnout très sévères. Le besoin exacerbé de contrôler sa corporéité s’accompagne parfois de graves désordres alimentaires (anorexie, boulimie, etc.). Enfin, les impératifs de performance représentent une source de pression forte à laquelle le sportif peut être tenté de répondre par la consommation de substances illicites et bien sûr par le dopage. L’étude de ces vulnérabilités et la mise à l’épreuve de stratégies visant à les réguler font donc partie intégrante des objectifs de la psychologie du sport.


En psychologie du sport, les préoccupations de santé ne s’adressent pas qu’aux sportifs. Les enjeux de santé sont devenus majeurs dans nos sociétés modernes qui voient en l’activité physique une réponse adaptée aux problèmes de sédentarité, de vieillissement de la population et de maladies chroniques. En 2008, un rapport de l’INSERM montrait que la pratique régulière d’une activité physique entraîne un nombre considérable de bénéfices en termes de bien-être et de santé mentale et physique à tous les âges de la vie. Dès lors, la tâche de la psychologie du sport et de l’activité physique consiste également à comprendre les processus motivationnels impliqués dans la genèse des attitudes favorables à l’activité physique et à identifier les obstacles psychologiques (confiance en soi, croyances, stéréotypes, etc.) au passage de l’intention à l’adoption durable du comportement souhaité.


Conclusion

Ce rapide tour d’horizon des objets de la psychologie du sport montre que cette discipline s’intéresse tant aux processus psychologiques impliqués dans l’acquisition des habiletés motrices et dans la production de performances sportives qu’au bien-être et à la santé du sportif comme de tout un chacun. Une grande diversité de méthodologies, allant des approches cliniques aux approches expérimentalistes, est classiquement employée dans les recherches menées dans ce champ. Cependant, les méthodologies longitudinales restent peu utilisées. Or la vitesse avec laquelle les états psychologiques peuvent changer au cours d’une situation sportive ainsi que l’importance sociétale du changement de comportement vers les conduites de santé devraient inciter les chercheurs à examiner la dynamique de ces changements. L’approche des systèmes dynamiques, déjà très développée dans le domaine de l’apprentissage et du contrôle moteurs, et qui commence tout juste à s’intéresser à des processus tels que l’estime de soi, la prise de décision, la motivation et la cohésion dans l’équipe, constitue à cet égard une voie de recherche très prometteuse.


— Christophe GERNIGON

Bibliographie

C. GERNIGON, « La motivation à réussir : une dynamique de buts », in D. Tessier dir., La Motivation, EP&S, Paris, 2013

INSTITUT NATIONAL DE LA SANTÉ ET DE LA RECHERCHE MÉDICALE, Activité physique : contextes et effets sur la santé, INSERM, Paris, 2008

G. TENENBAUM & R. C. EKLUND, Handbook of Sport Psychology, Wiley, Hoboken, New Jersey, 3e éd., 2007.


CONCEPT DE SANTÉ

La santé est un concept central dans nos sociétés contemporaines. Elle y est particulièrement valorisée comme un but à poursuivre. Elle est considérée comme un bien intrinsèque, mais aussi comme un bien instrumental pour l’accès au bonheur, au point que les frontières avec ce dernier sont floues. Elle est l’objet d’un grand nombre d’institutions nationales (ministère ou agences de santé) et internationales, comme l’Organisation mondiale de la santé (OMS). La question de l’état de santé des individus et des populations est omniprésente dans la vie politique, sociale et économique. Son maintien, son rétablissement ou son amélioration seraient les fonctions privilégiées de la médecine et de la santé publique. En ce sens, la définition du concept de santé contribuerait à déterminer les domaines respectifs de ces disciplines et servirait à distribuer équitablement les soins médicaux. Le défi de la définition de la santé n’est donc pas simplement académique ou théorique : elle a une importance pratique et éthique, et touche à la justice sociale.


Par ailleurs, l’usage du terme santé ne cesse de s’étendre. Il est fréquemment utilisé de manière métaphorique pour caractériser l’état de l’économie ou d’une entreprise. Il est de plus en plus question des relations entre santé et travail, mais aussi de santé environnementale et d’approches intégrées de la santé avec l’apparition des notions de « santé globale », « santé planétaire » ou encore « une seule santé » (One Health). La santé n’est alors plus seulement attribuée à l’individu humain, mais aussi à l’animal, aux plantes, aux sols, à l’environnement et aux écosystèmes.


Mais ce que recouvre l’emploi du terme « santé » est loin d’être consensuel. Le concept est-il le même dans ces divers usages ? La délimitation du champ de la médecine dépend-elle vraiment de la définition de la santé ? En d’autres termes, son sens semble dépendre du définisseur (médecin, acteur ou actrice de santé publique, sujet concerné, etc.). Cela implique-t-il que ce concept est irréductiblement relatif et pluriel ? Il s’agirait d’un concept générique « parapluie », très vague et dont le sens précis dépendrait de ses divers usages dans chaque contexte spécifique. Mais alors que reste-t-il comme noyau commun de signification ? Et surtout, le vague et la largesse de signification d’un concept ne mettent-ils pas en danger sa valeur pratique et sa fonction dans la communication ? Ne font-ils pas en outre courir le risque d’une extension indéfinie de la valeur santé, au détriment d’autres valeurs, mais aussi le risque d’un usage idéologique et même tyrannique ?


Débats autour du concept de santé

Vers un sens défini positivement  ?

En médecine, le terme santé est généralement défini négativement, en référence à ce qui serait sa contradiction ou son contraire : la pathologie. Autrement dit, la santé ne serait que la simple absence de cette dernière. Dès lors, le problème de sa définition se trouve déporté vers celui de la définition de la maladie, qui serait à première vue plus facile à résoudre. Pourtant, dans une démarche de prévention et dans une prise en compte plus globale des différentes dimensions de la santé, comme dans le cadre de la santé publique, il semble trop restrictif de s’en tenir à un tel concept biomédical uniquement envisagé à partir d’une absence de pathologie. Ainsi, la défense d’une signification positive de la santé, alors identifiée au bien-être, est-elle le parti pris de l’OMS. Dans le préambule de sa Constitution entrée en vigueur en 1948, la santé est définie comme « un état de complet bien-être physique, mental et social et [qui] ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». Une place est ici faite à la santé perçue : c’est l’expérience de la personne qui est au centre d’un tel contenu de signification. Mais la caractérisation précise de ce bien-être semble alors faire nécessairement appel à des normes et valeurs subjectives, sociales et culturelles, et rendre toute définition forcément relative au sujet, ou tout au moins, à une société ou communauté données. Les critiques de cette définition ont été nombreuses, qui lui reprochent de confondre santé et bonheur et d’être utopique par son caractère absolu (complet bien-être) et sa largesse (physique, mental et social). Par ailleurs, elle ne serait plus adaptée à une époque où les maladies chroniques, avec lesquelles il s’agit de vivre, l’emportent par leur prévalence sur les maladies aiguës, comme cela a été souligné par Machteld Huber et ses co-auteurs (2011), qui proposent une nouvelle définition reposant sur la notion de capacité d’adaptation. Surtout, d’un point de vue pratique, le contenu d’un tel concept empreint de normativité apparaît difficile à préciser de manière universelle, ce qui pose d’importantes difficultés quand il s’agit d’évaluer quantitativement la santé de populations ou d’individus pour les comparer et juger de l’efficacité d’une intervention. Délimiter objectivement ce qui relève du champ de la santé et porter un jugement scientifique sur cette dernière se révèle élusif. Le concept risque alors de perdre toute pertinence théorique et pratique du fait de sa normativité et de sa relativité.


Normativité de la santé ?

La question de la « normativité » du concept de santé est au cœur des débats philosophiques sur sa définition depuis la fin des années 1970, entre ceux pour qui la santé est un concept intrinsèquement normatif (normativistes) et ceux pour lesquels il existe un concept biologique et théorique non normatif de la santé (naturalistes). Ces débats ont toutefois pâti d’un manque de précision sur le sens donné à « normativité » et sur ses diverses implications.


Tout d’abord, bien que mêlés dans les usages, au moins trois sens de la norme peuvent être distingués : descriptif ou factuel (la santé est le fonctionnement physiologique normal) ; évaluatif ou appréciatif (la santé est un bien désirable) ; et prescriptif (la santé doit être recherchée).


Notons ici que, au regard du débat philosophique plus récent, l’originalité de la conception de la santé proposée par le philosophe Georges Canguilhem est de partir du constat de l’irréductibilité de cette intrication du factuel et du normatif chez tout être vivant (1943-1966). Pour Canguilhem, il existe une normativité inhérente à la vie ou, autrement dit, les normes et les valeurs ont leur origine dans l’être vivant individuel et sa préférence intrinsèque pour la vie, avant d’apparaître dans l’évaluation sociale et la subjectivité consciente d’un individu.


Ensuite, contrairement à une idée qui a longtemps dominé les débats, la normativité au sens évaluatif n’est pas nécessairement exclusive de la scientificité ou de l’objectivité. Comme l’ont bien montré les philosophes Helen Longino (1990) ou Heather Douglas (2009), l’objectivité peut très bien être envisagée comme compatible avec la présence de valeurs épistémiques et non épistémiques dans la démarche scientifique.


Par ailleurs, parler du caractère évaluatif du concept de santé renvoie à différentes modalités d’implications des valeurs. Il est tout d’abord possible de considérer que ce que désigne le concept de santé est foncièrement désirable. Aussi, le choix de la notion retenue pour la définir (bien-être, capacité d’adaptation ou d’action, fonctionnement, équilibre, etc.) peut-il être considéré comme socialement et culturellement déterminé, reposant sur des jugements de valeur. Enfin, si l’on concédait que cette notion, en particulier s’il s’agit du « fonctionnement physiologique », est non évaluative, un jugement de valeur semble néanmoins nécessairement intervenir au moment de démarquer ce qui relève du fonctionnement sain ou du pathologique – à partir de quel niveau, par exemple, la pression artérielle est-elle « normale » ou pas ? De même, dans la théorie de la fonction biologique, pour le choix des concepts la caractérisant – la détermination de la classe de référence selon l’âge et le sexe et l’appartenance ethnique pour le jugement sur le fonctionnement physiologique est-elle purement empirique ?


La santé est-elle absolue ou relative ?

Un autre dilemme autour du concept de santé concerne sa nature absolue et non comparative – conception privilégiée dans la définition biomédicale négative – ou sa nature relative, graduelle et comparative – conception plus fréquente dans le champ de la santé publique. Ce dilemme rejoint une oscillation présente dès l’Antiquité entre une représentation binaire de deux états opposés, la santé et la maladie, et une représentation dimensionnelle de la santé comme un continuum s’étendant de la mauvaise santé maximale à la santé optimale. Dans la conception absolue et binaire, une personne est ou n’est pas en bonne santé selon un seuil fixé, souvent de manière conventionnelle, entre le normal et le pathologique. Dans l’approche relative et continue, il est plus facile de réaliser les comparaisons à tous niveaux de santé. Une personne peut être considérée comme étant en meilleure santé relative qu’une autre – dont la santé absolue est pourtant équivalente – parce qu’elle a une bonne hygiène de vie, ne fume pas, pratique régulièrement de l’exercice et n’a pas de facteurs de risque de maladie. Mais cette approche relative ou comparativiste du concept de santé soulève d’autres difficultés en mettant a priori sur le même plan toutes les formes d’amélioration de l’état de santé quel qu’en soit le positionnement sur le continuum.


Théories de la santé : entre fonctionnement physiologique et bien-être

Trois grandes familles conceptuelles peuvent être distinguées, qui ont chacune l’ambition de proposer un sens général de l’idée de santé.


L’équilibre ou l’homéostasie

La notion d’équilibre est très présente dans l’histoire de la médecine, dès les écoles hippocratiques et galéniques de la médecine occidentale. Un individu sain est un individu pour lequel les différentes propriétés primaires du corps – qui deviendront les humeurs (sang, phlegme, bile jaune, bile noire) – sont en équilibre les unes par rapport aux autres. L’idée d’équilibre est importante dans d’autres traditions de médecine non occidentales comme dans la tradition ayurvédique, en Inde. On la retrouve au sein de la médecine occidentale plus récemment avec la notion d’homéostasie de Walter Cannon (1946) qui décrit la manière dont les diverses fonctions physiologiques du corps se contrôlent les unes les autres et interagissent dans des boucles de rétroaction pour prévenir des déséquilibres à l’origine des troubles. Toutefois, cette notion, comme l’a montré le philosophe Christopher Boorse en 1977, est confrontée à trop de limites pour constituer un concept général de santé : de nombreux phénomènes biologiques généralement considérés comme sains et fonctionnels reposent sur des bouleversements de l’équilibre plutôt que son maintien, ainsi la croissance, la locomotion, la perception, la reproduction.


Fonction naturelle et théorie biostatistique de la santé

Dans le cadre des débats suscités par la définition très large de l’OMS, Boorse propose donc, dans son article de 1977, de revenir à une définition négative et restreinte de la santé, reposant sur l’opposition normal/pathologique jugée fondatrice de la médecine occidentale moderne. Il existe pour lui au moins un concept théorique de santé qui est objectif, empirique et indépendant des valeurs, d’autres concepts pratiques et normatifs pouvant se greffer sur ce dernier. L’intention est d’extraire la définition implicite de la médecine occidentale à partir de ses définitions et classifications des maladies. Cette définition repose, selon Boorse, sur trois concepts non normatifs : la fonction biologique, la subnormalité statistique et la classe de référence. La fonction est elle-même définie comme une contribution causale à un but dans un système donné, ici l’organisme biologique envisagé comme une hiérarchie de moyens et de fins et dont les buts sont la survie et la reproduction. La classe de référence est une classe naturelle d’organismes avec un design fonctionnel uniforme, c’est-à-dire un groupe d’individus d’âge et de sexe identiques au sein d’une espèce. Elle est déterminée de manière empirique. La santé théorique est alors le fonctionnement normal d’un organisme, c’est-à-dire un organisme dont les parties ou processus contribuent à sa survie et sa reproduction d’une façon qui est typique d’une classe de référence. Par exemple, un cœur fonctionne normalement s’il réalise toutes les contributions statistiquement typiques à la survie et à la reproduction qu’un cœur assure dans une classe de référence.


L’intérêt de ce concept théorique est de distinguer le jugement physiopathologique du jugement évaluatif ou prescriptif. Si la santé est souvent valorisée, cette valorisation ne constitue pas un critère essentiel du concept théorique – ainsi, l’infertilité pathologique peut être valorisée par certains individus. Il est par suite justifié de distinguer le jugement théorique sur ce qui relève de la pathologie du jugement subjectif du patient, mais aussi du jugement clinique, diagnostique (évaluatif) ou thérapeutique (prescriptif) du médecin pour un patient singulier, ces derniers jugements étant liés à d’autres concepts pratiques de la maladie. Il existe des pathologies asymptomatiques et d’autres sans traitement médical.


Cette définition théorique a été abondamment critiquée. D’abord, elle est jugée trop dépendante de la définition médicale de la maladie pour bien rendre compte du concept de santé. Ensuite, elle ne parvient pas à être non normative car, selon certaines critiques, au moins un des trois concepts princeps échouerait à l’être. Surtout, si elle l’était, elle n’aurait pas vraiment d’intérêt et d’utilité car la normativité, en un sens prescriptif d’orientation de l’action, est bien ce qui donne sa pertinence pratique au concept de santé.


Bien-être et capacité : théories positives et holistiques

D’autres théories partent quant à elles du principe que la santé est un concept intrinsèquement normatif. Sans cette normativité, il ne serait pas possible d’expliquer pourquoi nous lui accordons globalement autant d’importance et de valeur. Ces théories se distinguent entre elles en donnant plus ou moins d’importance aux concepts de bien-être ou de capacité (ability), à la place de celui de fonction biologique, jugé trop restrictif.


La définition de l’OMS identifie la santé au bien-être et l’élargit à des dimensions mentale et sociale. La santé y est envisagée comme un état qui permet avant tout à l’individu humain d’assumer ses fonctions relationnelles, sociales et familiales et son rôle professionnel. Une difficulté majeure de cette définition déjà évoquée est qu’elle ne fait pas assez la distinction entre le concept de santé et celui de bonheur. Suivant cette définition, en effet, avoir gagné au loto pourrait être interprété comme constitutif de la santé d’un individu. Une autre difficulté est que le critère de bien-être n’est sans doute pas toujours le plus pertinent, en particulier dans le cas des maladies asymptomatiques.


L’avantage d’une théorie qui envisage la santé comme une condition de l’action, ou capacité, est de moins dépendre de sa dimension subjective ou expérientielle et de permettre une distinction entre santé et bonheur. Pour les auteurs et autrices qui défendent cette approche, une personne saine est une personne qui a la capacité de réaliser ce qu’elle a besoin de réaliser dans sa vie ordinaire. La santé ne dépend pas ici de l’état naturel d’un individu mais de la réalisation de ses buts, projets et aspirations dans le cadre de circonstances ordinaires. Le concept de capacité est relié à celui d’expérience subjective de bien-être, mais il est plus fondamental que ce dernier. Les différentes théories varient en fonction de leur manière de caractériser l’ensemble des actions qu’une personne doit être « capable » de réaliser pour être en bonne santé. Pour Talcott Parsons (1975) ou Caroline Whitbeck (1981), cet ensemble d’actions est déterminé par la volonté ou le désir des individus ; pour Robert Fulford (1989), il est constitué par le champ des « activités ordinaires » : se déplacer, se remémorer des choses, etc. Lennart Nordenfelt, dans sa théorie holistique de la santé (1987), s’intéresse quant à lui aux buts vitaux, eux-mêmes conçus comme les conditions nécessaires à la réalisation d’un bonheur minimal et durable de la personne.


Ces théories de la santé envisagent celle-ci comme un concept d’un ordre différent de celui de la pathologie, compatible avec elle jusqu’à un certain point. Comme le souligne Nordenfelt, la santé peut être compromise par d’autres facteurs que les pathologies, les blessures ou les infirmités, comme dans le cas de la grossesse ou du deuil. Par suite, dans une telle conception, les experts médicaux sont loin d’être les seuls ni même les plus pertinents pour évaluer et intervenir. Cela n’empêche pas qu’il y ait une relation étroite entre les concepts de santé et de maladie, et entre santé et médecine : c’est le souci pour la santé qui est à l’origine de l’intérêt pour la recherche des moyens de prévenir et traiter les maladies en médecine et en santé publique.


La santé a-t-elle des limites ?

Santéisme, but ou risque ? - crédits : David Izquierdo/ 500px/ Shutterstock

Santéisme, but ou risque ?


David Izquierdo/ 500px/ Shutterstock


L’absence de définition consensuelle de la santé peut entraîner ce qui est dénoncé comme des risques de surmédicalisation et de « santéisme » (healthism), eux-mêmes liés à la question des limites de l’extension de l’usage de ce terme.


Risques de surmédicalisation et de santéisme

La définition de la santé de l’OMS comme état complet de bien-être physique, mental et social est presque sans limites. Les définitions de la santé à partir de la capacité permettent de restreindre cette définition en précisant le type de bien-être en jeu dans la santé. Néanmoins, elles restent critiquées pour leur étendue, leur connexion à la notion de bien-être et l’effacement de toute distinction entre un simple état de bonne santé et le fait d’être doté de capacités supérieures comme une très grande intelligence ou une très grande capacité respiratoire. Intégrer des aspects sociaux et psychiques dans la définition de la santé et prendre en compte les circonstances et les facteurs plus distants ou plus structurels comme les « déterminants sociaux de la santé » (l’éducation, le statut socio-économique, les inégalités sociales, etc.) peut favoriser une surmédicalisation de nos vies ordinaires à travers une extension inappropriée du pouvoir médical, comme le soulignait Ivan Illich (1975), et une confusion du social, du pouvoir politique et de la santé. C’est une critique qu’on trouve formulée aussi chez Michel Foucault (1977) à partir de la notion de « biopolitique », qui caractérise cette forme spécifique de pouvoir politique s’exerçant non plus sur un territoire mais sur la vie des individus et d’une population. En raison de cette confusion, un problème qui est en grande partie de nature sociale ou structurelle – comme l’obésité ou le burn out – a tendance à être entièrement délégué au médical, et même à la responsabilité individuelle, permettant ainsi aux responsables politiques de se délester de la prise en charge de questions mettant pourtant en jeu l’industrie alimentaire au sens large ou l’organisation du travail dans une société.


Toutefois, un problème posé par différentes critiques de la surmédicalisation est qu’elles présupposent l’existence d’une définition consensuelle et claire de ce qu’est, d’une part, une pratique ou une réalité médicale et, d’autre part, une médicalisation légitime et appropriée. Or c’est loin d’être le cas et ce que recouvre le « médical » est multiple et hétérogène. Les conseils d’hygiène ou les mesures d’assainissement, et plus généralement toute intervention sur l’environnement en vue d’améliorer la santé d’une population par exemple, relèvent-ils de la médicalisation ? L’enjeu est dès lors de préciser les différentes formes de médicalisation à l’œuvre, de distinguer la médicalisation de la pathologisation et de bien peser les gains et les pertes associés pour les populations concernées : prise en charge et déculpabilisation versus stigmatisation, surveillance et contrôle.


En découplant santé et médecine, les théories de la santé qui reposent sur la notion de capacité échappent en partie aux critiques de la surmédicalisation. Il s’agit, par exemple, d’envisager le stress comme relevant d’un problème de santé, sans pour autant le réduire à une étiologie individuelle et sans le considérer comme devant être nécessairement pris en charge par la médecine. Cependant, la santé conserve dans nos représentations un lien étroit avec la médecine. Surtout, ce découplage entre médecine et santé peut renforcer un autre risque de l’élargissement du concept de santé : le poids que prend la valeur de la santé dans nos sociétés contemporaines, valeur qui tend à l’emporter sur les autres et à devenir aussi une norme et même un impératif moral ou une forme d’idéologie. La notion de « santéisme » introduite par Irving Zola (1977) entend interroger ce poids de la préoccupation de la santé qui passe par la modification des modes de vie personnels (l’alimentation, la sexualité, l’identité, etc.) comme principal objectif de réalisation de soi. La médecine ou la santé publique ne sont plus alors envisagées comme les seules institutions sources de contrôle social : le but du maintien de la santé et de son amélioration, devenu central dans nos sociétés, s’imposerait comme une forme de pratique intériorisée de contrôle des vies humaines individuelles.


Toutefois, ce qui est surtout dénoncé dans le cadre des critiques de la surmédicalisation et du santéisme reste la domination du modèle biomédical d’intervention thérapeutique et de la santé, qui réduit cette dernière au niveau individuel et biologique. Ce modèle contribue à envisager l’individu et son mode de vie comme principaux responsables de sa santé. Prendre en compte les déterminants sociaux permettrait donc paradoxalement, à la fois de contrer ce modèle réductionniste qui néglige les déterminants sociaux et les enjeux de justice sociale en santé, tout en augmentant malgré tout, indirectement, le risque d’étendre encore le champ de pouvoir de la médecine et de la santé publique. Toute la difficulté, ici, sur cette ligne de crête, est d’élaborer un concept de santé qui tienne compte des déterminants sociaux et environnementaux, du contexte de vie des individus et pas seulement de leurs facteurs biologiques internes, sans pour autant étendre la définition de la santé au point de favoriser, d’une part, des confusions entre santé, morale, richesse, bonheur, contexte social et environnemental, etc., et, d’autre part, une suprématie de la valeur santé sur les autres objectifs de la vie humaine.


Une première piste possible, sur cette ligne de crête, consiste, comme l’a proposé Sean Valles (2018), à insister sur l’importance du découplage entre santé et médecine en relativisant le rôle de cette dernière dans l’amélioration de la santé des individus, par l’adoption d’une vision très pluridisciplinaire de la santé publique, tout en conservant le souci de situer et relativiser la santé comme une valeur parmi d’autres. Il s’agira, par exemple, de prendre en compte le fait qu’intervenir sur un déterminant social, comme l’accès à de bonnes conditions de logement, a un impact sur d’autres valeurs et objectifs de la vie humaine. Une deuxième piste, défendue par Stephen John (2009), consiste à souligner la différence entre santé publique – qui prendrait plus particulièrement en charge les déterminants sociaux de la santé – et médecine, et à considérer que le concept central de la santé publique devrait être la sécurité (safety) des individus et des populations plutôt que leur santé. Les interventions plus structurelles qui concernent la qualité de l’environnement ont alors leur place, et l’on peut considérer qu’elles améliorent dès aujourd’hui la sécurité des populations concernées, au même titre que des interventions sur les risques physiologiques individuels (facteurs de risque comme la consommation de tabac ou plus généralement le mode de vie), sans pour autant devoir appréhender les déterminants sociaux et environnementaux comme constitutifs de la santé.


Extensions des usages de la santé : sens littéral, analogique ou métaphorique ?

Le poids de la valeur santé et l’extension de son usage conduisent à interroger le type d’entité auquel ce terme est légitimement appliqué. Aujourd’hui, il est utilisé pour décrire les dimensions biologiques, psychiques et sociales de la vie de l’individu humain, mais aussi à propos de la population humaine, des animaux, des plantes, ou encore de l’environnement, des écosystèmes et de la planète. Cette extension est-elle littérale, analogique ou métaphorique ? Si elle n’est que métaphorique, le concept de santé peut-il avoir les mêmes fonctions et implications prescriptives que dans son usage littéral ? Il importe de distinguer ces diverses extensions d’usage et leurs liens respectifs avec ce que serait, à première vue, l’usage littéral restreint à l’individu humain.


Santé mentale ?

Si l’extension au domaine mental a été dénoncée comme métaphorique et même mythique par Thomas Szasz (1975) dans le cadre de l’antipsychiatrie, l’usage littéral du concept de « santé mentale » est aujourd’hui relativement consensuel. La notion de « santé sociale » semble poser davantage de difficultés et renvoie aux débats précédemment évoqués quant à l’importance d’établir une distinction entre les déterminants sociaux et les constituants ou aspects de la santé. Le bon niveau de vie d’un individu contribue, certes, à sa santé, mais il paraît difficile de considérer qu’il en est, à proprement parler, constitutif. Toutefois, la distinction entre déterminant et constituant de la santé n’est pas si simple à établir et n’empêche pas d’envisager par ailleurs un sens de « santé sociale » qui réfère à la capacité relationnelle d’un individu et à l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles liées à l’existence d’un réseau durable de relations. C’est notamment le sens attribué à la notion de « capital social » en épidémiologie sociale.


Santé publique ?

De son côté, la santé publique a prioritairement pour objet la santé de la population. Or, ce qu’on entend par « santé de la population » est loin, là encore, d’être clair et consensuel. Est-elle réductible à la somme des santés de ses membres, ou constitue-t-elle l’état de santé d’un collectif d’individus irréductible à une simple sommation ? Les politiques de santé publique seront différentes selon l’acception retenue. Dans la pratique, c’est la conception agrégative qui l’emporte le plus souvent. Or un certain nombre de caractéristiques populationnelles, comme l’immunité de groupe ou la densité de la population – sans équivalents mesurables au niveau individuel –, ainsi que des causes structurelles ou macrosociales – qui ne sont visibles qu’au niveau populationnel –, donnent des informations déterminantes pour décrire l’état de santé d’une population. C’est l’exposition d’un individu à l’infection et sa susceptibilité qui permettent d’expliquer pourquoi il a contracté la Covid-19 alors qu’un autre s’en est trouvé préservé. Mais, pour expliquer ou prédire une épidémie, la somme des expositions individuelles à l’infection ne suffira pas : outre la virulence et la contagiosité du virus, il importe de comprendre d’autres paramètres qui influencent la dynamique d’une épidémie comme la densité de la population, la proportion d’individus ayant une profession surexposée, les normes culturelles de distanciation sociale, etc. Ainsi, l’existence de caractéristiques populationnelles sans équivalents individuels semble en faveur de la définition holiste selon laquelle la santé de la population est celle d’un collectif d’individus, irréductible à la seule sommation des santés individuelles. Il apparaît par ailleurs qu’au niveau de la population comme l’ont bien montré Kathrine Keyes et Sandro Galea (2016) une acception continuiste et comparative ou relative de la santé soit la plus appropriée. Mais une question se pose : de quelle nature est donc cette entité « population » à laquelle la caractéristique de santé est alors attribuée ?


Une difficulté réside dans le fait que la plupart de nos mesures opérationnelles de la santé de la population reposent sur une définition réductionniste, puisqu’il s’agit principalement de mesures individuelles agrégées comme les taux de mortalité ou de morbidité. Néanmoins, il semble pertinent pour les interventions de santé publique de faire place à une notion de la santé qui serait propre au niveau populationnel, distincte de celle de l’individu – même s’il existe une forte interdépendance entre ces deux niveaux –, et surtout de les penser ensemble et en complémentarité. En effet, comme l’a bien montré l’épidémiologiste Geoffrey Rose (1992), stratégie populationnelle et stratégie individuelle d’intervention sont bien distinctes et complémentaires. La stratégie individuelle cible par exemple les individus à haut risque de maladies cardio-vasculaires, identifiés à partir de leurs facteurs de risque, et consistera à traiter uniquement ces derniers par des antihypertenseurs et des antihypercholestérolémiants. Une stratégie populationnelle a quant à elle pour objectif de déplacer l’ensemble de la courbe populationnelle de distribution de la pression artérielle en agissant plutôt sur des causes fondamentales et structurelles – l’usage du sel dans les plats transformés par l’industrie alimentaire, par exemple. La question de savoir si le concept de santé au niveau de la population est différent de celui qui vaut pour l’individu ou si l’on peut dégager des caractéristiques communes reste toutefois à explorer.


Santé animale et végétale ?

Parler en un sens littéral de santé pour les animaux, comme le font couramment les vétérinaires, et pour les plantes, comme dans le monde phytosanitaire, a fait débat entre théories normativiste et naturaliste. Si la santé est définie en termes de fonctionnement biologique, il devient possible d’envisager un sens littéral de santé animale et végétale. En revanche, si l’on adopte un sens positif et holistique de la santé qui repose sur les idées de bien-être et de capacité d’action, cela devient plus difficile, surtout pour les plantes. Nordenfelt (2006) considère que la notion générale de bien-être vaut aussi pour les animaux. La différence avec l’homme concernerait surtout la complexité, la variété et la richesse des buts vitaux. Mais, pour les animaux les moins organisés et les plantes, l’application du concept de santé serait plutôt analogique, et il propose de préciser la nature du bien-être dont il est alors question à partir de la notion d’épanouissement (flourishing).


Santé des écosystèmes et santé de la Terre ?

L’extension d’un sens littéral aux écosystèmes fait débat d’une autre manière. L’un des enjeux est de déterminer les objectifs de la conservation environnementale : s’ils consistent à préserver un état qu’on désignerait alors par « santé écosystémique », le recours au concept de santé serait ici utile du fait de sa dimension prescriptive. La difficulté est alors de parvenir à élaborer un concept de la santé qui échappe aux implications d’une conception organiciste des écosystèmes. Des perspectives semblent s’ouvrir dès que l’on cesse de restreindre l’applicabilité du concept de santé aux entités organiques. Dans une perspective naturaliste, par exemple, la notion de fonctionnement pourrait être utilisée à propos d’un écosystème, mais en la libérant de son lien à l’organicisme, hérité de la physiologie, et en l’envisageant de manière holiste au niveau du tout plutôt que des parties. En physiologie, la fonction est en effet appréhendée dans le contexte d’une interdépendance entre les parties et le tout, l’organisme étant conçu comme une organisation hiérarchisée de fins et de moyens, d’une part, et la fonction d’une partie étant sa contribution ultime à certains buts au sommet de la hiérarchie de manière plus ou moins directe, d’autre part. Or, dans le cas des écosystèmes, il pourrait être plus pertinent d’identifier des normes de fonctionnalité à l’échelle de la totalité plutôt que des parties en reprenant, par exemple, les trois critères de mesure proposés par Robert Costanza (1992) : la résilience (la capacité du système à maintenir sa structure temporelle et spatiale ainsi que ses processus en présence d’un stress) ; son organisation (le nombre et la diversité des interactions entre les composantes) ; enfin, sa vigueur (la mesure de son activité, de son métabolisme, de sa productivité primaire). Pour Costanza, un « écosystème est en bonne santé et exempt de syndrome de détresse s’il est stable et durable, c’est-à-dire s’il est actif et maintient son organisation et son autonomie dans le temps, et s’il résiste au stress ».


Puis, l’usage du terme de santé s’est élargi à l’environnement en général et à la planète dans une visée très intégrative. Ces derniers usages prolongent la notion de « santé de la Terre » développée par Aldo Leopold (1941). Plus généralement, les relations entre santé et environnement sont devenues une préoccupation centrale. Dans un contexte d’évolution rapide des climats, de réduction de la biodiversité et de mondialisation de l’économie, la conscience de la dégradation de l’environnement et, en retour, de celle de l’humanité, s’accroît.


Maladie animale et santé humaine - crédits : Guy Durand/ Gamma-Rapho/ Getty Images

Maladie animale et santé humaine


Guy Durand/ Gamma-Rapho/ Getty Images


Des concepts intégratifs ont ainsi émergé depuis le début du XXIe siècle, comme celui d’« une seule santé » (One Health), la « santé globale », ou encore « planétaire », dont l’ambition holistique affichée est particulièrement forte, mais rend la détermination précise du sens à accorder à la santé dans ces différents usages particulièrement difficile. L’approche « une seule santé » ne repose pas encore sur une définition consensuelle, même si l’idée commune est d’alerter sur l’interdépendance entre les santés humaine, animale et environnementale et l’importance de l’interdisciplinarité. L’enjeu de la possibilité d’élaborer un sens commun à la santé pour l’homme, l’animal et l’environnement semble déterminant pour l’orientation future de cette approche et notamment son caractère plus ou moins anthropocentré. Quant aux approches en faveur d’une « santé planétaire » ou d’une « santé globale », il semble que diverses acceptions s’y trouvent confusément mêlées. Mieux connaître la spécificité de ce que recouvrent les concepts de santé dans chacune de ces approches permettrait d’envisager plus rigoureusement leurs relations.


Pour conclure, toutes ces extensions d’usage mettent en question l’idée selon laquelle le sens littéral devrait se limiter aux organismes humains. Si cet usage a longtemps dominé, d’autres, élargis ou nouveaux, peuvent advenir qui ne sont pas nécessairement que métaphoriques. Il reste cependant à préciser les conditions que doit respecter une entité donnée pour que le concept de santé puisse lui être attribué de façon pertinente. Surtout, si l’usage pour les écosystèmes peut paraître une extension littérale faisant à juste titre l’objet de débat, il semble important de se demander si l’ambition intégrative des approches « une seule santé » ou de « santé planétaire » ne risque pas de faire courir le risque d’un usage général et plastique du concept de santé qui, plutôt que les faciliter, pourrait complexifier le dialogue et la coopération entre les disciplines, les institutions et les acteurs en invisibilisant certaines divergences.


Utilité du concept de santé ?

Le concept de santé se révèle être ainsi irréductiblement descriptif et normatif. Sa normativité (prescriptive et évaluative) ne le rend pas nécessairement inopérant sur un plan scientifique et empirique et contribue au contraire à sa valeur pratique et à sa dimension politique. Mais l’élaboration d’une définition générale consensuelle reste un défi. Il semble toutefois problématique d’adopter une position irréductiblement pluraliste qui revient à abandonner le concept général – jugé trop vague et inutile – pour s’en tenir à des critères précis et techniques (résilience, fonctionnement, équilibre, etc.) dans chaque domaine concerné. Tout comme s’en tenir par principe à un usage littéral restreint aux organismes humains paraît devoir être questionné. L’importance prise, d’une part, par l’extension de l’usage à d’autres entités que les organismes et, d’autre part, par les approches intégratives comme « une seule santé » ou « santé planétaire » atteste de son poids dans l’usage courant, avec la synthèse qu’il permet, et de son rôle à la fois heuristique et politique dans nos sociétés contemporaines. Néanmoins, ces extensions et ces usages intégratifs doivent s’accompagner d’une réflexivité critique et d’une vigilance sur la dimension politique et normative de ce concept. La question reste ouverte de la possibilité d’élaborer un noyau de signification commun qui ne soit pas, d’un côté, trop vague, pour conserver une pertinence théorique et une valeur pratique, mais aussi, d’un autre côté, suffisamment flexible pour servir « d’objet frontière » facilitant la coopération entre les disciplines et favorisant une bonne communication. Que ce noyau générique de signification puisse ou non être élaboré, mettre en relation et analyser les différents usages du concept de santé peut aider à en repenser le sens et renouveler la manière de le définir.


— Élodie GIROUX


Bibliographie

O. A. ARAH, « On the relationship between individual and population health », in Medicine, Health Care and Philosophy, vol. 12, n° 3, pp. 235‑244, 2009 (https://doi.org/10.1007/s11019-008-9173-8)

C. BOORSE, « Health as a theoretical concept », in Philosophy of Science, vol. 44, n° 4, pp.542‑573, 1977

G. CANGUILHEM, Le Normal et le pathologique, Vrin-PUF, Paris, 1943-1946, rééd. 2013

W. B. CANNON, La Sagesse du corps, Éd. de la Nouvelle revue critique, Paris, 1946

R. COSTANZA, « Towards an operational definition of ecosystem health », in R. Costanza, B. G. Norton & B. D. Haskell, Ecosystem Health: New Goals for Environmental Management, pp. 239‑256, Island Press, Washington DC, 1992 (https://www.iwlearn.net/documents/28512)


SPORT (Histoire et société)


Terme polysémique, le sport a toutes les apparences d'un paradoxe. Alors qu'il est connu de tous et le sujet des conversations les plus quotidiennes, les meilleurs experts ne parviennent pas à le définir avec précision. Parce qu'il rassemble en lui la libre expression du corps exultant dans la consumation de ses énergies et le travail technique rigoureux visant l'économie des efforts dans la production d'une performance, les gestes volatils et les records dûment enregistrés, les loisirs épanouissants et les activités lucratives, le sport présente, dès ses origines, des dimensions déconcertantes et apparemment contradictoires. De plus, la multiplicité de ses formes actuelles fait douter qu'on puisse jamais trouver un principe de classement qui permette de le ramener à quelques formes simples et exclusives. Enfin, comme le sport a ses partisans et ses détracteurs, il révèle assez clairement, dans les controverses qu'il suscite, le contenu fondamentalement normatif de la notion. Certes, on peut estimer, comme le font les humanistes et les érudits qui le célèbrent, qu'il ne fait que restaurer les jeux « sportifs » de l'Antiquité grecque en rénovant les pratiques et en reproduisant les rites et les mythes qui les soutenaient. Contre cette assimilation jugée abusive et idéologiquement orientée, les historiens et les sociologues sont plutôt enclins aujourd'hui à le considérer comme une innovation sociale originale, produite, au milieu du XIXe siècle, par une société anglaise culturellement réorganisée par le système parlementaire (N. Elias), inventant des pratiques en rupture avec les formes anciennes, remaniant profondément des éléments préexistants dans une toute nouvelle configuration culturelle. Une première caractéristique du sport est donc qu'on peut le concevoir, sous ses deux faces, comme archaïsme et comme modernisme.


Une définition introuvable pour un objet paradoxal

À le considérer sous le seul aspect des sports d'affrontements, les historiens ont pu souligner que les hommes ont toujours joué à se battre. Ce qui s'est pérennisé à travers les civilisations, ce sont des jeux de luttes et de batailles dans lesquels la violence physique, plus ou moins atténuée, peut se donner libre cours. Mais ce qui s'est indéniablement opéré à travers le temps, c'est une euphémisation progressive de la violence des combats à travers l'édiction de règles précises fixant, pour chaque type de sport, des limites strictes et volontairement acceptées à son exercice, et l'interdiction de gestes jugés dangereux.


Bientôt, on pourra concevoir le progrès de l'homme et l'assimiler au progrès objectif de ses performances. Cette assimilation, qui ne va pas de soi, repose sur un ensemble de conditions philosophiques, économiques, technologiques nouvelles – évidemment ignorées des Grecs – qui furent réunies dans les sociétés pré-industrielles dès la fin du XVIIIe siècle. C'est un contexte où s'articulent des idées et des idéaux, des techniques et des instruments de mesure, pour se constituer en système de pensée et d'action cohérent et inédit applicable à l'homme au travail ou en jeu. En Europe occidentale, on conçoit la possibilité d'un « perfectionnement humain » et d'un développement des ressources organiques qui entretiennent des relations avec le souci d'augmentation du « pouvoir industrieux » de l'homme ; lui-même étant lié aux pouvoirs montants du machinisme industriel et aux effets fascinants que les pratiques zootechniques produisent sur les organismes vivants. Ce sont des idées et des pratiques immédiatement appliquées aux athlètes professionnels soumis à l' entraînement intensif visant à décupler leur puissance organique avant qu'ils ne les exploitent dans des pratiques compétitives réglées par l'évaluation métrique et chronométrique. C'est, dans le même temps, la création d'un corps de spécialistes, rompus aux applications à l'homme des méthodes « inhumaines » de préparation des chevaux de courses ou des animaux de combat. Puis c'est l'instauration d'une bureaucratie définissant les conditions réglementaires de déroulement des compétitions et garantissant les parieurs contre les tricheries. Enfin, le sport semble répondre historiquement à la création d'une morale, d'un « ethos de loyauté » dans les rapports conflictuels et combatifs qu'inventent les sociétés où se sont affaissées les valeurs religieuses et les solidarités traditionnelles, mais où progressent les valeurs démocratiques et les joutes parlementaires.


Le sport apparaît aujourd'hui comme un «  fait social total » (Marcel Mauss), en ce qu'il peut mettre en branle la totalité de la société et de ses institutions, qu'il engage toutes ses dimensions (politiques, économiques, culturelles, sociales, technologiques, etc.) et qu'il façonne, en même temps, les diverses formes de la vie quotidienne des agents qui la composent (pratiques, représentations, styles de vie, esthétiques, éthiques).


Dans les deux phases de son procès d'institutionnalisation (1880-1914 et 1920-1935), le sport moderne noue l'un à l'autre les deux objets problématiques sur lesquels se jouent, aujourd'hui encore, les prises de positions idéologiques ou théoriques : l'action à la fois nationale et internationale de ses fondateurs visant, d'une part, une concentration de forces sociales procédant à un renouvellement des modèles culturels et éducatifs et, d'autre part, une mobilisation de forces internationales permises par le consensus établi autour de l'organisation de compétitions pacifiques entre nations. Mais la conception d'un sport autonome et idéal, indépendant des partis et des puissances d'argent et élevé au-dessus des nations, est aujourd'hui dépassée. L'articulation de plus en plus évidente que le phénomène sportif national et international a établi avec les grandes fonctions économiques et sociopolitiques depuis les années 1970, la perte d'autonomie des champs sportifs nationaux, plus ouverts aux influences politiques, économiques et financières et de plus en plus soumis aux pouvoirs des grands médias, obligent à reconsidérer ces discours.


Dans la multiplicité de ses formes et la variété de ses fonctions, le sport échappe à une définition univoque parce qu'il fait l'objet d'un processus incessant de légitimation sociale recouvrant d'importants enjeux sociaux et institutionnels, et parce qu'il est toujours investi d'une forte charge normative qui fait de lui un objet culturel ambigu. S'il est, comme on l'a déjà suggéré, un « fait social total », il engage toutes les dimensions physiques, psychologiques, institutionnelles, sociales, culturelles, économiques des individus qui le pratiquent et des sociétés qui le façonnent. Aussi doit-il, pour être compris, être saisi totalement. Pour ce faire, il faut l'inscrire dans le système des relations qu'il entretient avec la culture et la société qui lui donnent aujourd'hui son sens.


Constatant le développement du phénomène, en France, dès avant la Première Guerre mondiale, Georges Hébert, promoteur de la « méthode naturelle » d' éducation physique, définit le sport comme « tout genre d'exercice ou d'activité physique ayant pour but la réalisation d'une performance et dont l'exécution repose essentiellement sur l'idée de lutte contre un élément défini, une distance, une durée, un obstacle, une difficulté matérielle, un danger, un animal, un adversaire et, par extension, contre soi-même ». En analysant la poussée des nouvelles pratiques importées d'Angleterre qui inquiètent les éducateurs physiques, il estime que ce qui fait l'essence du sport est l'idée de lutte, d'effort soutenu et de dépassement de soi, à travers la recherche d'une amélioration de sa performance... Sensible au développement physique intégral, au progrès de l'homme que l'on peut alors en attendre. Hébert avait donc déjà perçu que l'évaluation des performances peut s'effectuer selon deux critères : dans la comparaison sociale instituée et dans une logique d'accomplissement toute personnelle.


Recherchant, dans sa phase de maturité institutionnelle, la signification du sport et les motivations des sportifs qui le vivent si intensément, Michel Bouet estime que le sport est « une recherche de compétition et de performance dans le champ des activités physiques, intentionnellement affrontées à des difficultés ». Ainsi, dans une acception large, le phénoménologue n'omettait pas d'inclure dans sa définition cette dimension aventureuse du sport qui repose sur les défis difficiles qu'on se lance à soi-même dans des exploits performatifs, libres et solitaires, qui pourront être socialement reconnus et sanctionnés.


Ces indications montrent que le sport ne saurait se réduire à la seule définition dénotative de pratiques d'appellation contrôlée. La compétition instituée peut faire place à des rivalités « douces », réglées par des conventions arbitraires, médiatisées par le langage et le matériel technique. Le sport représente un pouvoir institutionnel mais aussi des réseaux de relations sociales, des connotations culturelles et un système de valeurs par lesquels les divers groupes sociaux se dotent d'une vision du monde et produisent des manières particulières de s'y comporter.


Que l'on s'en félicite ou que l'on s'en offusque, il pénètre aujourd'hui de nombreux secteurs de la vie sociale (discours politiques, monde de l'entreprise, images publicitaires) et de la vie quotidienne (modes de vie, santé, bien-être). Cette sorte de « percolation » du sport à l'intérieur du corps social pose quelques problèmes sociologiques et anthropologiques d'une grande portée. D'où vient cette étonnante puissance symbolique qui fait du sport une métaphore généralisable dans toute forme de relations ? Qu'est-ce qui fait la valorisation des produits auxquels le sport associe ses images ? Pourquoi cette injonction culturelle insistante qui semble s'imposer à tous, pour inciter à devenir, être ou paraître « sportif » ? Existerait-il, plus profondément, une adéquation de ses principales valeurs à celles de la société démocratique moderne telle que nous la connaissons ? De ce point de vue, l'expansion quasi universelle, à partir de son foyer britannique, de ses formes instituées et compétitives redouble l'intérêt de l'analyse. Dans tous les cas, dans les sociétés industrielles développées, les sports sont compris et pratiqués par un nombre important de personnes comme modèles de vie active et de dynamisme juvénile, et comme éléments constitutifs de leurs styles de vie. Si les jeunes représentent l'essentiel des populations pratiquantes, les cadres socialement tenus d'afficher un dynamisme permanent, les préretraités et les retraités eux-mêmes sacrifient également aux exigences de cette activité et au déploiement de ses signes. Aussi les sports recouvrent-ils les mobiles et les projets les plus divers pour les 65 p. 100 des Français qui déclarent les pratiquer « occasionnellement ».


Sous la diversité des pratiques, tout un monde social

Les enquêteurs observent que , dans la société française , les taux de pratique sportive s'accroissent régulièrement avec l'augmentation du niveau des diplômes. Ce sont les jeunes cadres diplômés des métropoles qui pratiquent le plus volontiers et intensément : à la mise en jeu naïve et violente du corps que célèbrent, depuis leurs origines, les jeux populaires s'oppose ainsi un ensemble d'activités sportives soigneusement traitées, qui sied à ces fractions de la société, leur assurant une domination sportive garantie tout en conférant un certain prestige social dans ce registre même. Voile, tennis, ski, golf, etc., toutes pratiques sélectes qui ménagent, par une profusion d'instruments ou par l'introduction dans le jeu d'une certaine « distance de garde » à l'adversaire cette distance au rôle et aux autres, qui favorise tout un jeu de médiations du langage et de la forme, de la technique et du matériel ; autant d'armes culturelles qui distinguent l'amateur. Ce sont aussi des sports instrumentés qui transforment radicalement les rapports au corps et introduisent la plus subtile des médiations ; la médiation de la maîtrise technique. Celle-ci est déjà socialement ségrégative par la consommation de temps qu'exigent ses nécessaires perfectionnements. Mais, si l'on remarque que les véhicules les plus divers ont, depuis longtemps, donné lieu à des jeux et à des exploits sportifs de la part des classes aisées, et souvent dès leur invention (canots, vélocipèdes, motocyclettes, automobiles, aéroplanes, etc.), on peut souligner que les sports n'excluent nullement qu'on puisse cumuler les plaisirs de la maîtrise des pilotages, les exaltations de la vitesse et les joies de la découverte. En somme, lorsqu'on s'élève dans l'espace social, les sports adoptés se dotent (statistiquement) d'instruments et de machines appelant et révélant, dans tous les cas, un changement radical de statut de la pratique. Celle-ci ne se donne plus, ici, à vivre – ni à voir – comme « effort », moins encore comme mise en jeu de la force physique ou de la violence, mais comme « technique » individuelle, aux deux sens (gestuel et instrumental) du terme. Ainsi, le tennis qui apparaît, depuis ses origines, comme l'un des sports les plus « culturalisés », est conçu comme une pratique courtoise obligeant à contenir la violence des coups, portés de loin. Ce que valorisent ici ses pratiquants de bon niveau, ce sont des gestuelles de contrôle technique s'accordant avec le rapport particulier qu'on entretient avec son corps. On voit bien ici à l'œuvre le façonnage culturel des disciplines sportives qui tend à les ajuster, en permanence, aux dispositions culturelles et aux caractéristiques sociales de ceux qui se les approprient. Aussi comprend-on pourquoi, chez ses pratiquants comme chez ses commentateurs, « le sport » fait l'objet d'une lutte permanente pour sa définition sociale. Ces controverses engagent en effet un type particulier de rapport au corps (ou un habitus), des modes de rapports au temps et à l'espace, et recouvrent aussi différents types de relations aux autres. C'est autour de ces questions que se noue la problématique de la distribution sociale des pratiques. En effet, les sports se constituent « en système » en se distribuant régulièrement à l'intérieur de l'espace social. Si cette relation des sports et des groupes reste relativement stable dans le temps, on peut toutefois se demander ce qui a contribué à transformer l'ensemble des goûts sportifs traditionnels depuis les 1970. Sans doute l'apparition et la diffusion de nouveaux sports high-tech, venus de Californie après 1975, ont-elles pu entraîner un réaménagement complet du « système des sports », en se présentant comme autant d'occasions de renouvellements symboliques et de signes de modernisme. Mais d'autres interprétations ont été proposées. Pour certains sociologues, ce qui change fondamentalement, ce sont moins les caractères physiques ou techniques des sports que les manières de les percevoir et de les apprécier en fonction des variations socio-historiques de leurs attributs. En effet, en combinant plusieurs espèces de caractéristiques, les sports révèlent toujours et irréductiblement deux sortes de dimensions :


– des propriétés physiques et techniques, aisément objectivables, comme celles qui définissent des types biomécaniques de gestes, une intensité exigée de la dépense énergétique, une charge bio-informationnelle de la tâche ;


– des propriétés symboliques que leur attribuent les groupes ou les sociétés. Ainsi, les activités peuvent-elles apparaître « astreignantes », « risquées », « efféminées », ou, à l’opposé, « libres », « conviviales », « viriles ».


En soulignant ainsi le processus de construction sociale et culturelle des traits apparents et des caractères intimes des sports, on conçoit que la même activité puisse être différemment qualifiée, appréhendée, puis remaniée, lorsque les conditions sociales, les valeurs culturelles et les « mentalités » changent significativement. Il en est ainsi de la course de distance qui a vu, au cours des années 1980, en passant du stade à la route, se transformer totalement son image, ses modes culturels d'appréhension et son recrutement social, se « démocratisant », si l'on peut dire.


Des spectacles et des représentations

Éric Cantona - crédits : Shaun Botterill/ Allsport/ Getty Images

Éric Cantona


Shaun Botterill/ Allsport/ Getty Images


Plus encore que l'exercice effectif d'activités, le sport tend à devenir, dans nos sociétés, un spectacle privilégié. Ses effets spectaculaires se jugent, d'abord, dans l'appréciation, par les seuls connaisseurs, des gestes et des actions, perçus comme des « interprétations particulièrement réussies d'œuvres familières ». Seul le sens affiné du puriste peut apprécier ces séquences d'actions tout à fait prévisibles et reconnues parce que parfaitement coordonnées, adaptées à leur but, réglées et nécessaires. C'est dans ces attentes comblées que réside, d'abord, la secrète jubilation du connaisseur. Mais la fascination que le football, surtout, et le rugby exercent sur leurs supporters dépend également de curieux processus d' identification. Elle repose sur la capacité de ces sports collectifs d'affrontements à symboliser les traits les plus notables de la société (ou de la communauté) qui les produit et devant laquelle ils sont littéralement mis en « jeu » et en scène. Déjà, l'équipe de sport collectif offre le spectacle d'une évidente division technique du travail et d'une claire répartition des rôles, qui la fait considérer comme un microcosme social. Redoublant cette inévitable métaphore par le processus de stylisation de leurs jeux collectifs (stricte homogénéité ou filouterie individuelle, déploiement de forces viriles ou « intelligence » des combinaisons tactiques), les équipes peuvent se constituer en figures emblématiques des identités locales ou nationales. Il existerait ainsi un « rugby à la française », qui peut se définir comme un jeu d'attaque déployé, par les lignes arrière, fait d'adresse, de vitesse et d'évitements, inventif, inscrit dans les mentalités nationales et auquel tout un public s'identifie. De même, les différences de recrutement social entre clubs opposés se traduisent immédiatement par des options tactiques tranchées et cristallisent des identités sociales par effets de contrastes. Toute une communauté demande, exige et reproduit, à travers le temps, cette emblématique de classe et cette « manière » spécifique – « populaire » ou « aristocratique » – de jouer. En se pérennisant dans la mentalité du public, de telles représentations peuvent influer sur les choix tactiques des entraîneurs et sur le recrutement des joueurs par les dirigeants. De plus, les morphologies et les styles de jeu contrastés des différents acteurs au sein d'une même équipe élargissent encore la gamme du potentiel d'identification d'un public hétérogène. Ainsi Éric Cantona, l'« indiscipliné », celui « qui se fait respecter », fut adulé dans les « populaires » de Manchester United. Michel Platini, figure pondérée et tactique du distributeur de jeu, sachant faire montre d'une précision de technicien, recueillait toutes les faveurs des patrons et des cadres supérieurs dans les tribunes d'honneur. Les spectateurs cherchent à décrypter les postures, les attitudes physiques et morales permettant de reconnaître et d'héroïser des conditions de classes dans leurs transpositions sportives. Mais, symétriquement, la projection de rôles, de figures ou d'allégories – socialement ou sexuellement pertinentes – sur les différents types de joueurs, assure, lors de la compétition, une dramaturgie inattendue... Il existe, dans l'inévitable « projection-identification » des spectateurs les plus naïfs sur l'un des protagonistes, une inavouable assimilation, constituant, pour l'analyste, un magnifique test socioprojectif... On a appelé « effet Carpentier » ce type de dramatisation sportive, qui s'impose dès lors qu'entrent en lice deux adversaires dont les traits physiques et stylistiques sont en tous points dissemblables. Les sports collectifs et les sports de duel se prêtent particulièrement bien à la projection d'une telle imagerie. En somme, un match est bien un « système sémiotique » (Paul Veyne) qui fonctionne d'autant mieux que le parti pris des spectateurs à l'égard de l'une des équipes (ou de l'un des combattants) est fort et précoce, et que les figures choisies s'avèrent pertinentes...


Mais l'importance de certains sports-spectacles ne se limite pas au décryptage de ces signes. Elle réside également dans la montée paroxystique de l'excitation chez un public populaire, réuni en masse fusionnelle, et dans cette résurgence de la violence qu'inspirent encore à une culture masculine dévalorisée les grands sports collectifs d'affrontement direct. À travers le succès grandissant des rencontres de football et le redoublement du regard sur le spectacle, opéré par la télévision, on assiste à la transformation du statut des jeunes supporters dans les stades bondés. Devenant spectacle dans le spectacle, ceux-ci peuvent y manifester, sur les gradins, une « rage de paraître ». Exploitant ces mouvements d'autant plus nets qu'ils affectent souvent les villes les plus touchées par la crise économique (Liverpool, Manchester, Naples...), les bandes de skinheads, ostensiblement orientées à l'extrême droite, provoquent la violence contre leurs « ennemis » (ou le service d'ordre), appelant – et en un sens espérant – la répression. Encore faut-il rappeler que la violence des spectateurs n'est pas un phénomène récent. L'histoire du football est émaillée d'incidents, voire de tragédies, ses spectateurs, emportés par leurs passions, étant toujours prêts à franchir le pas de la violence collective. Avec le hooliganisme, cependant, l'origine de la violence n'est plus directement liée aux incidents de jeu mais à des causes extérieures, à la fois sociales et politiques. Le phénomène peut être interprété comme un effet conjugué de la montée de l'individualisme et de la crise des processus d'intégration sociale tandis que s'affirme une dualisation croissante de la société. Il représente alors, pour les jeunes marginalisés ou les « exclus », un moyen de transformer l'inégalité sociale en différence. Ce qui se joue au stade n'est plus seulement la construction d'une identité collective, mais la quête individuelle de moyens d'exister aux yeux du monde en se « donnant » soi-même en spectacle. La télévision prête à cette volonté son involontaire ou complaisante tribune.


Au-delà de ces fonctions inattendues, les spectacles les plus médiatisés des élites sportives recouvrent d'importants enjeux sociopolitiques. Ceux-ci résident dans l'impact suscité, dans l'opinion publique, par les grandes confrontations internationales que la télévision transforme en représentations solennelles de la force et de l'efficacité des nations concurrentes. Dans un monde en crise, où se mondialisent et se durcissent les échanges, où la la « guerre économique » se fait toujours plus pressante, le sport assure aussi le rôle – non négligeable – d'entretien et d'euphémisation des échanges planétaires. Déjà, la reconnaissance internationale qu'assure une participation, la tension que fait naître, chez les plus humbles, l'espoir de s'y bien comporter, et aussi les menaces de boycottage dans le concert sans cesse élargi des nations consacrent l'importance de cette fonction symbolique. Ces rencontres et ces affrontements « ludiques », aux effets réalistes, ne sont pas sans rapport – sur un mode certes bien ritualisé – avec les autres transactions internationales, qui doivent mesurer en permanence la nature, le niveau et la qualité de leurs échanges respectifs (sportifs, commerciaux, diplomatiques, belliqueux).


La planète sportive

Depuis le début du XXe siècle, le sport moderne s'est diffusé sur la quasi-totalité du globe. Mais le mouvement sportif connaît pourtant des limites à son désir d'expansion planétaire. Jean Praicheux a bien mis en évidence les irrégularités géographiques dans sa pénétration des continents : elles concernent aussi bien l'intensité de la pratique, la production des performances que les lieux d'organisation des compétitions internationales. Les projections cartographiques mondiales de la « réussite sportive » soulignent les inégalités considérables qui existent entre les pays développés de l'hémisphère Nord et les pays du Tiers Monde, au sud. De même, l'espace mondial des grandes manifestations sportives s’est longtemps limité, pour l'essentiel, à ces mêmes zones septentrionales. L'Europe occidentale et l'Amérique du Nord monopolisent, depuis longtemps, et les sièges sociaux des organismes internationaux et les grandes manifestations sportives. Cela s'explique aisément par les corrélations fortes qui existent entre l'intensité de la pratique, l'impact spectaculaire de ses manifestations et le contrôle institutionnel et financier de leurs effets. Signe des temps, la montée en puissance économique des pays du Sud-Est asiatique fut à l'origine de l'organisation des jeux de la XXIe olympiade à Séoul, en Corée du Sud. Pour ce qui est des pays émergents, la Chine, devenue puissance économique majeure, s'est vu attribuer l'organisation des jeux Olympiques de 2008 (Pékin). L'Afrique du Sud, débarrassée de l'apartheid, a organisée la Coupe du monde de rugby en 1995. Montant en puissance dans le concert économique des nations, elle hérite d'un événement plus considérable encore : la Coupe du monde de football 2010.


Cette puissante « médiatisation » du sport, qui accroît les enjeux auxquels nul gouvernant ne peut rester insensible, possède sa logique propre (fonctions distractives, sanctions de l'audience, exigences des annonceurs) qui transforme progressivement les produits sportifs utilisés. La télévision ne manque pas de façonner les sports qu'elle exploite en fonction de ses contraintes, intérêts et enjeux propres. Par exemple, le « jeu décisif » (tie-break) fut exigé par les télévisions américaines afin que la durée des matchs de tennis n'excède pas l'horaire alloué du programme. Les finales d'épreuves, très éprouvantes, aux jeux Olympiques, peuvent se dérouler sous la canicule, d'autres à un horaire incongru (finales de natation le matin aux Jeux de Pékin en 2008) afin de compenser le décalage horaire des pays où émettent les télévisions les plus exigeantes. Le média dominant fait subir un traitement proprement « télévisuel » aux images et aux rencontres sportives afin de les rendre plus aisément lisibles, attrayantes ou stimulantes pour le grand public, de les inclure savamment dans ses programmes, de les encadrer par des spots publicitaires lucratifs. En exploitant les grandes rencontres sportives internationales périodiques, la télévision s'assure un fond permanent d'audience. Mais cela se fait au prix de savantes fluctuations saisonnières. Confrontée à l'attention flottante du grand public profane et à une certaine saturation de la demande, la télévision est aussi en quête de nouveaux produits « parasportifs ». Apparaissent ainsi de nouvelles émissions de découvertes d'espaces géographiques, de milieux ou de paysages (« Ushuaïa Nature », « Thalassa », etc.), puis des chaînes thématiques (Planète, Planète Thalassa, Voyage, Ushuaïa T.V., etc.). Les émissions sont conçues comme des produits composites où se mêlent aventures sportives, cultures savantes ou professionnelles des milieux, notations ethnographiques et attendrissements animaliers. Dans leur recherche de nouveaux décors, exploits et figures héroïques, les grands médias s'efforcent d'exploiter, en outre, d'autres produits jouant sur l'aventure dangereuse et le « dépassement des limites ». La traversée du Pacifique à la rame par Maud Fontenoy (2005), le tour du monde à la voile en solitaire, les escalades alpines confinant à l'épreuve de survie, comme certains exploits « extrêmes », sont autant d'exemples de ces sports « alternatifs »...


Le public de la télévision appelle certes de ses vœux de tels spectacles qui peuvent émouvoir, bouleverser ou solliciter les fiertés nationales. Mais il n'adhère pas unanimement à tous les produits offerts. La « structure de l'audience » de chaque sport télévisé, dont la connaissance est capitale pour les « annonceurs », n'est pas sans intérêt pour les sociologues. Les rudes combats sportifs collectifs et les grandes rencontres athlétiques internationales passionnent électivement un large public populaire, adulte et masculin. Les femmes, qui dédaignent souvent ces spectacles de guerres symboliques, apprécient, en revanche, les sports de grâce dans lesquels les effets artistiques et les rituels de séduction sont les plus marqués (gymnastique, patinage artistique). Le public de jeunes gens s'investit quant à lui passionnément dans les courses motorisées des grands prix ou des grands raids.


Technologies du sport

Yannick Noah, vainqueur à Roland-Garros en 1983 - crédits : Steve Powell/ Allsport/ Getty Images

Yannick Noah, vainqueur à Roland-Garros en 1983


Steve Powell/ Allsport/ Getty Images


Cette médiatisation – qui conditionne le parrainage des épreuves par les entreprises – soutient le dynamisme économique des industries du sport et des commerces de services spécialisés en stimulant la consommation. Le sport et l'économie entretiennent des rapports de réciprocité de plus en plus étroits. D'une part, en effet, le sport sert l'économie nationale comme secteur productif de biens et de services. Il produit des emplois, s'articule avec l'aménagement du territoire et diffuse des images commercialisables. D'autre part, l'économie et les pouvoirs financiers tendent à soumettre les produits sportifs, jugés les plus avantageux, à leurs exigences propres, et donc à les transformer, eux aussi, profondément. L'impact général et l'effet différentiel de l'économie sur les sports, sur leur nature, leur logique et leur éthique même représentent l'un des problèmes cruciaux pour leur avenir global et leurs destins particuliers. Selon leurs caractéristiques propres, les sports peuvent produire des effets économiques dans le domaine des biens matériels de consommation (instruments, vêtements, chaussures), créer des emplois dans des secteurs tels que l'animation, l'éducation, l'entraînement, la gestion, la médecine spécialisée et l'administration, avoir un impact sur l'équipement du territoire. Le niveau international de performances peut assurer au sport considéré, par le succès de ses images télévisées – que démultiplie l'impact d'un vedettariat national (Jean-Claude Killy, Yannick Noah, Michel Platini, Alain Prost, Zinédine Zidane, Laure Manaudou, Tony Parker...) –, d'importants droits de retransmission et drainer vers lui les flux financiers du sponsoring. On comprend ainsi que, selon leur « surface économique », leur visibilité sociale et la célébrité de leurs vedettes, mais aussi selon les fluctuations des conjonctures, les différents sports ne soient pas également stimulés, les mieux lotis étant ceux qui peuvent, à un moment donné de l'histoire, faire entrer en convergence ces différents types d'impacts économiques. Cela conditionne leurs croissances inégales, leurs phases d'apogées et de déclins relatifs. Le ski dans les années 1960, le tennis et la voile dans les années 1970, le golf dans les années 1990 ont pu, tour à tour, connaître ces embellies au gré des fluctuations d'intérêts des divers acteurs économiques attachés, en France, à leurs développements.


Les sportifs ont toujours tiré profit des objets techniques qui peuplent leur univers ; ils les détournent parfois de leurs utilisations usuelles (bateaux) ou en font, dès leur invention, des usages sportifs (bicyclettes, automobiles, aéroplanes). Ils établissent des relations originales avec les outils qui prolongent leurs corps ou avec les machines qui les véhiculent à des fins de jeux. Ces relations d'ajustement ou d'asservissement sont à double sens : d'une part, les engins doivent s'adapter à l'évolution des puissances et de la technicité des corps entraînés, et, d'autre part, les corps sportifs doivent s'accommoder des outils et des machines qui, emportés par les progrès techniques, connaissent une trajectoire propre. Il faut souligner que cette relation évolutive « homme-engins » est, en réalité, médiatisée par l'environnement physique, les espaces ou les « milieux » dans lesquels les sportifs s'engagent et agissent. Les progrès techniques que nos sociétés maîtrisent – et qu'elles érigent en valeurs – peuvent agir sur ces trois composantes, de telle sorte que le sport devient le lieu d'expérimentation de la plupart de leurs « technologies avancées ». Celles-ci sont stimulées par trois principales sortes d'enjeux : la recherche, proprement technique, d'amélioration des performances des élites sportives ; les enjeux économiques relatifs à la diffusion des matériels sur un grand nombre d'utilisateurs ; enfin les stratégies de diversification des produits industriels, liées notamment à l'amélioration considérable des matériaux. L'invention de nouveaux matériaux trouve de plus en plus son application dans les sports, offrant non seulement aux appareils utilisés une légèreté et une résistance jamais atteintes avec les matériaux classiques, facilitant leur emploi et renouvelant les gestes, mais permettant aussi de créer des formes jusqu'ici techniquement inconcevables (voiliers multicoques) ou de fabriquer de nouveaux engins (planches à voile). Cette révolution des matériaux et l'ingéniosité de leurs assemblages permettent d'améliorer les performances, de produire des gestes et de réaliser des exploits jusqu'ici impossibles et, du même coup, poussent les sportifs à se risquer dans de nouveaux espaces et milieux (vol libre, surf des neiges, surf des airs). Des transferts de savoir-faire, issus de l'aéronautique, s'appliquent maintenant aux véhicules sportifs de haute performance (bateaux, automobiles, planeurs) et aux engins les plus divers qui doivent allier, toujours plus étroitement, légèreté et solidité maximales dans l'usage intensif que l'on fait d'eux. Ce processus permanent d' innovation entretient des relations complexes avec, d'une part, les intérêts des inventeurs qui les ont introduites dans le domaine sportif, et, d'autre part, avec les cultures, valeurs, éthiques des divers groupes de pratiquants qui sont appelés à les recevoir.


Mutations de la société sportive

Comment la société sportive réagit-elle à ces contraintes et à ces transformations ? Le champ socio-sportif est un domaine délimité, avec sa logique, ses enjeux et son histoire propres, qui regroupe d'abord les agents porteurs des fonctions sociales traditionnelles du sport (éducation et formation de la jeunesse, production et gestion spectaculaire des élites, intégration et consensus sociaux). Dans la conjoncture des années 1960, sous l'action énergique d'un État fortement centralisé, le ministère de la Jeunesse et des Sports, les fédérations sportives et les pédagogues pro-sportifs de l'éducation physique ont pu ajuster leurs objectifs, concentrer leurs pouvoirs et renforcer l'autonomie de ce champ. Dans une phase de croissance économique, l'importance des ressources budgétaires allouées par la puissance publique, le recrutement en grand nombre de personnel enseignant et de cadres ont assuré le redressement des performances de l'élite sportive, l'officialisation du rôle de service public des fédérations, enfin la « sportivisation » de l'éducation physique ; autant de faits consacrant les effets puissants et durables de cette stratégie d'alliance. Mais, dès les années 1970, sous l'influence de la crise culturelle et du renouvellement des générations, se sont dégagées en France, avec une particulière netteté, les composantes ludiques et hédonistes, transgressives et de libre expression de l'activité sportive. Les catégories culturelles de perception et d'appréciation portées par les événements de Mai-68 (aspiration à l'indépendance et à l'autonomie, rejet de l'autorité, des hiérarchies et des classements, humeur anti-institutionnelle) entrent alors en résonance avec les sports d'inspiration californienne (planche à voile, vol libre, expression corporelle, etc.) et promeuvent dans le registre sportif toutes sortes de « contre-cultures ». Les attributs les plus prégnants des différents sports s'en trouveront modifiés, créant ainsi des conditions socioculturelles de transformations dont les effets se feront sentir ultérieurement. Ces nouveaux modèles entrent d'emblée en opposition avec les formes scolaires qui ont pu contribuer à assimiler le sport à un travail. À partir des années 1980, sous l'influence de la professionnalisation des sportifs d'élite et de la médiatisation accrue de leurs performances, sous l'effet aussi de l'accroissement des impacts économiques de la pratique sportive de loisir, « libre », individualisée et solvable, alors en plein essor, le champ sportif voit monter en puissance et se diversifier de nouveaux « acteurs » (industriels, commerçants, producteurs d'« événements », aménageurs, promoteurs...). Même s'il est relatif, le désengagement budgétaire de l'État met davantage en valeur les traits caractéristiques de cette nouvelle donne..


Outre les trois instances principales – l'État, les fédérations et l'Éducation nationale –, les médias, le secteur industriel et marchand, les organismes privés de services, le secteur financier, les agents de l'intégration sociale des jeunes et les élus locaux entrent alors en relation de concurrence ou d'alliance et reconsidèrent leurs stratégies dans un système qui s'est considérablement modifié. Or, face à la diversification des acteurs et des enjeux issus de son environnement, et face à l'accroissement de ses tensions internes, le champ social du sport se déséquilibre et perd de son autonomie mais n'explose pas. Il tend, au contraire, à se réaménager pour s'ajuster aux transformations les plus patentes qui lui sont ainsi imposées « de l'extérieur » et pour tenter de répondre à l'évolution des goûts et des demandes du public. En tout état de cause, les relations de forte synergie que la conjoncture des années 1960 avait établies entre la fonction éducative du sport (convertie en travail, en efforts et en valeurs scolaires) et les fonctions compétitives et sélectives promues par les fédérations et soutenues par l'État tendent alors à se distendre. Le passage, au ministère de l'Éducation nationale, des enseignants d'éducation physique (qui relevaient jusqu'en 1981 du ministère de la Jeunesse et des Sports) marque institutionnellement cette disjonction. Celle-ci s'opère au profit d'une liaison – toujours plus forte et durable – entre les acteurs de la sphère économique et les fonctions montantes du jeu libre, des vacances « actives », du tourisme de randonnée et des loisirs sportifs individuels épanouissants. Ainsi, un champ sportif plus ouvert et mouvant se trouve-t-il en phase de complète réorganisation. Et le sport se sécularise...


Évolutions sportives, évolutions sociales

En même temps, les goûts et les comportements sportifs connaissent un processus de transformation au sein duquel s'imposent de nouveaux modèles de pratiques et d'organisations. La jeune génération, partie prenante de ces mouvements, en devient la principale initiatrice. Se manifeste un certain engouement pour des disciplines nouvelles (sports de pleine nature, sports de glisse, sports d'aventure, etc.), en même temps qu'apparaissent de nouvelles manières de pratiquer les sports traditionnels (trial, courses sur route, ski free-style, escalade « libre », vélo tout terrain, kitesurf, etc.). On assiste donc à une évolution sensible et à une diversification considérable des projets sportifs. Le souci du corps, de son apparence juvénile, de son entretien, de son expressivité devient plus marqué, notamment dans le développement des pratiques de la « forme » qui révèlent la force de leurs motifs tant hygiéniques qu'esthétiques. Ailleurs, grâce à l'utilisation de nouveaux appareillages, apparaissent des gestuelles et des cadres d'exercices inédits. La « pleine nature » favorise une prolifération de « machines ludiques » originales, conçues par les sportifs eux-mêmes (surfs, planches à voile, delta-planes, parapentes, etc.). Ces jeux d'instabilité, de vitesse et de vertige, exploitant, dans de nouveaux espaces, de nouvelles énergies, offrent à leurs adeptes l'expérience enivrante de la mobilité acrobatique au moindre coût. Cette nouvelle culture sportive (appelée « culture fun ») souligne, à travers ses pratiques, une mise en jeu où priment l'intelligence et la capacité d'adaptation du corps véhiculé dans des milieux complexes, mouvants, incertains. S'instaurent aussi de nouveaux modes de sociabilité, qui traduisent moins la montée d'un individualisme strict que l'organisation de petits groupes de pairs, en réseaux, dans lesquels s'expriment une revendication d'indépendance et d'autonomie, un refus des types autoritaires d'encadrement, une quête – même partielle et éphémère – d'identité.


Se profile ainsi une transformation du système des pratiques : leur « massification » et leur diversification, la féminisation vigoureuse quoique différentielle des activités, l'augmentation de la durée des cycles de vie sportifs, enfin la recherche, par les citadins, de formes d'organisation à faibles contraintes en constituent, sans doute, les axes les plus marquants. La tendance à l'individualisation ou, mieux, à la « personnalisation » des pratiques et de leur mode d'appropriation, la délocalisation relative et l'« écologisation » des activités, la technologisation et la mise en forme aventureuse de la plupart des activités paraissent représenter, aux yeux des experts, autant de « faits porteurs d'avenir ».


Imageries et mythes sportifs dans la culture contemporaine

Éric Tabarly - crédits : Hulton-Deutsch Collection/ Corbis Historical/ Getty Images

Éric Tabarly


Hulton-Deutsch Collection/ Corbis Historical/ Getty Images


Au prix de quelques remaniements, les normes et les valeurs sportives résistent bien dans la culture contemporaine. Le monde de l' entreprise, qui fait des valeurs de compétitivité, de combativité et de concurrence ses vertus cardinales, y puise largement ses métaphores. L'équipe sportive, modèle d'identité et d'efficacité dans l'action collective organisée, « à la japonaise » et l'entreprise modernisée, soudée, performante devaient inévitablement engager un mouvement convergent, traduit dans l'avantageuse combinatoire de leurs images. Dans sa politique de restauration de l'indépendance et de la grandeur du pays, la Ve République commençante avait inauguré une forme de métaphorisation sportive de la nation. Des figures comme Éric Tabarly furent souvent citées, dans les discours politiques, comme symboles de la vitalité restaurée du pays. Mais c'est peut-être la période de réhabilitation du monde de l'entreprise, engagée à partir des années 1980, qui a le plus contribué à assimiler la société au modèle de l'organisation productive.


L'analyse sémiologique des images sportives dans leur exploitation publicitaire permet de cerner de plus près les « petits » mythes contemporains que le sport réactive. Les sports sont utilisés pour produire des images d'excellence qui résultent du travail individuel de perfectionnement. Mais, dans l'exploitation la plus large de l'éventail de ses images, le sport symbolise les qualités de jeunesse et d'« énergie », de dynamisme et de vitalité que vient renforcer l'imagerie insistante de ses bondissements. Sont également utilisés les sports d'aventure pour exprimer l'effort ambitieux de conquêtes, ou les vertus de la prise de risques, souligner les qualités d'organisation ainsi que les « capacités de survie » de l'entreprise. Lorsqu'elles doivent se manifester dans une aventure collective, ces vertus recourent volontiers au pouvoir métaphorique des grandes embarcations lancées dans l'épopée maritime. À travers cette ébauche de sémiologie des imageries sportives, soumises aux exigences de la communication, on perçoit que le sport est bien un produit saturé d'informations sur la société qui le produit, l'imprègne de ses mythes et de ses valeurs. On a même pu avancer qu'il était une représentation de la société par elle-même. Il peut être considéré aussi comme le lieu de mise en jeu du corps symbolique dont use notre société pour parler de ses angoisses et de ses peurs. L'observation de quelques indices de reformulation du sport, à travers les médias, permet de dégager les grandes lignes d'une nouvelle configuration. Contre les mythes optimistes, collectifs et égalitaires, longtemps produits et diffusés par nos sociétés, on peut relever l'impact des nouveaux héroïsmes « durs », individualistes (ou des petits groupes francs) placés en situation extrême pour y surmonter des épreuves inouïes comme s'il s'agissait de survivre à quelque catastrophe. Ces comportements « limites » – que l'on pourrait croire inspirés de rituels ordaliques – peuvent jeter quelques lumières sur l'évolution de notre culture. Les exploits de démesure et les épreuves d'exténuation sportive ne manquent pas, par ailleurs, de marquer profondément les esprits.


Ces phénomènes contribuent à infléchir la conception même de la santé du tout-venant, qui n'est plus considérée comme « la vie dans le silence des organes » mais comme cette capacité organique et psychique particulière que l'on doit pouvoir mettre à l'épreuve aux limites où l'on peut risquer de la compromettre. L'utilisation de toutes les techniques du « dépassement de soi » et la consommation, sans cesse accrue, de leurs adjuvants biochimiques sont les plus probantes manifestations de cette reformulation complète de la rhétorique sanitaire. Le sport y contribue fortement. Cette obligation qui nous fait nous soumettre à ces prescriptions d'« activisme sportif » et la diffusion du « style sportif » dans nos sociétés ne sont peut-être pas sans entretenir des relations avec le mythe de l'« éternelle jeunesse », où Roland Barthes voyait un fantasme d'immortalité. L'évolution du rapport avec la nature qu'entretient l'être humain dans les sociétés modernes – et d'abord avec sa propre nature – induit un nouveau mode de rapport au corps qui fait, de plus en plus, l'objet d'attentions, de soins, de travail. Il reste, en un sens, la dernière forteresse à protéger, dont les limites sont sans cesse repoussées par les pouvoirs considérables que la science et la technique exercent désormais sur lui. Aussi ce corps sportif, hyperactif, éternellement juvénile, semble bien représenter sur le mode du déni l'affrontement à la vieillesse et à la mort. Dans les sociétés du capitalisme industriel, la vieillesse n'a plus guère de sens, et l'entreprise est sans cesse portée à « rajeunir » son image. Par ailleurs, dans des sociétés statistiquement vieillissantes, l'ambivalence à l'égard de la jeunesse est devenue foncière et avérée. Célébrée pour ses vertus supposées de dynamisme productif et d'esprit d'entreprise, elle reste en même temps cantonnée dans une sorte de moratoire social. Or le sport – qui est déjà largement investi par cette jeune génération en attente – offre trois directions où peut s'investir symboliquement « la jeunesse » : celle qui permet d'exprimer pleinement ses qualités ou de consumer son énergie ; celle qui permet de cultiver et de pérenniser « la jeunesse » des adultes ; celle, enfin, où peuvent s'exprimer ses fantasmes et ses angoisses du temps. Il y a le registre des jeux hyperactifs, énergétiques et de combat, pour satisfaire aux plaisirs de son âge. On y trouve aussi le registre des sports de forme, d'entretien physique offrant aux adultes l'occasion de repousser les signes de la vieillesse par le travail sur la minceur et la plastique musculaire aussi bien que par les soins et la chirurgie des visages. Enfin, il y a les sports risqués faits d'aventures, d'exploits extrêmes, rituels ordaliques de provocation de la mort, permettant de « griller sa jeunesse » et donnant des occasions – en un sens plus « valorisantes » que le suicide, la toxicomanie ou le sida – « de mourir jeune »... Peut-être est-ce là un fantasme refoulé et inquiétant de notre temps, que les clivages symboliques du sport permettent de révéler.


Notion surdéterminée, aux significations surchargées, le sport apparaît comme un formidable producteur de mythes. Il offre plusieurs regards sur notre monde social dualisé. Il en montre bien, en effet, la face éclairée et brillante, celle du monde des « gagnants », mais il en dévoile aussi la face obscure et refoulée du monde des exclus. Il est à la fois, pour ses analystes, optimiste et pessimiste. En exploitant ses pouvoirs symboliques, les sociétés modernes peuvent y trouver tous les objets, métaphores, normes et valeurs qu'elles désirent et qu'elles veulent promouvoir. Mais, aux antipodes du paradigme de la performance collective, émergent d'autres modèles que révèle le développement de pratiques et d'images qui mettent en valeur le goût de l'aventure solitaire, la passion du risque, la quête des limites perdues.


Le paradoxe principal du sport est qu'il a gagné en succès et en diffusion, en même temps que se sont profondément transformées les valeurs qui étaient à son origine. L'extraordinaire potentiel d'évocation de ses imageries, la capacité de ses récits à produire de l'héroïsation répondent aux nécessités de la production imaginaire qu'appelle et stimule notre société de communication. La multiplicité de ses registres d'excellence, la diversité de ses voies de promotion, la dualité de ses registres de références philosophiques font écho aux besoins d'une société dualisée, en crise, en quête d'unité et d'identité.


— Christian POCIELLO


Le sport, vecteur d'intégration et de socialisation ?

Dans cette société où la peur de l'autre et l'exclusion sont des thèmes récurrents, le sport serait, selon divers analystes, l'un des meilleurs – l'un des derniers ? – vecteurs d'intégration. Ainsi, à l'issue de la victoire des Bleus lors de la Coupe du monde de football 1998, la liesse s'empara de la France entière. Médias et politiques commentèrent et récupérèrent ce triomphe pour parler de « France plurielle », de « France multiculturelle ». En effet, cette équipe aurait reflété la diversité du pays. Par la magie d'une prestigieuse victoire sportive, la France se serait réconciliée avec les « enfants de l'immigration ». Descendants de Kabyles (Zinédine Zidane), d'Africains (Marcel Desailly), d'Arméniens (Youri Djorkaeff), Guadeloupéens (Lilian Thuram, Thierry Henry...), Kanak (Christian Karembeu) offraient au pays le plus prestigieux des trophées. On glosera longtemps autour de la « génération Zidane », de la France « Blacks, Blancs, Beurs ».


Las, ce mythe de « nation élargie », marquée par l'égalité des être humains et la fraternité des différences, sera rapidement battu en brèche. Dans les tribunes des stades, déjà : la Marseillaise est sifflé par de jeunes Beurs au Stade de France le 6 octobre 2001 à l'occasion d'un match France-Algérie ; puis l'hymne national est de nouveau hué, cette fois par des supporters corses avant le début de la finale de la Coupe de France 2002, Lorient-Bastia. Dans les urnes, aussi, avec la qualification pour le second tour de l'élection présidentielle de 2002 du candidat de l'extrême droite.


Pour certains, le sport jouerait désormais un important rôle de « socialisation ». Le terrain de jeu, se substituant à l'instance éducative, pourrait permettre aux personnes en difficulté avec elles-mêmes (solitude, manque de confiance en soi) ou avec les autres (échec scolaire, rejet social), les jeunes notamment, d'intégrer certaines valeurs positives : dépassement de soi, assimilation des différences. Le club sportif renforcerait les liens avec le groupe social, créerait des solidarités nouvelles et inconnues. Il pourrait servir de médiateur : on y adhère librement, ce qui implique d'accepter ses règles et les normes associées à la pratique sportive en société. Ce constat doit être tempéré. Dans nos sociétés modernes, malgré l'augmentation constante de l'offre d'activité physique et sportive, les personnes défavorisées (chômeurs, exclus), n'ont que difficilement accès aux structures sportives classiques, ne serait-ce que pour des raisons pécuniaires.


Néanmoins, pour réagir au problème de déstructuration sociale qui touche les banlieues, de nombreux responsables politiques, bien avant l'embrasement de celles-ci à la fin de 2005, estimaient que les sports, collectifs notamment, pourraient pallier l'incurie de l'État à socialiser ces nouvelles « classes dangereuses », formées de jeunes exclus du marché du travail après avoir échoué dans un système éducatif qu'ils rejetaient, lequel ne jouait plus son rôle intégrateur. Le terrain de sport pourrait être le lieu d'apprentissage de la discipline, du respect des règles, du sens collectif. Sorte de « société en miniature », le club sportif serait un nouveau lieu de socialisation, permettant aux jeunes de s'approprier les normes de comportement social. On demande donc, pour ainsi dire, au sport de pallier les défaillances des politiques publiques, de recréer le lien social. Une bien lourde tâche. De nombreux signes sont néanmoins encourageants, et les exemples de tentatives réussies d'intégration par le sport commencent à se multiplier. Il en est ainsi de l'Olympique de Noisy-le-Sec Banlieue 93, un club de football que les frères Sandjak, d'origine algérienne, ont transformé en « club citoyen ». Une autre démarche, non institutionnelle celle-ci, est le développement du sport de rues. Si certains s'en inquiètent – risques de regroupements culturels ou ethniques –, d'autres, tels les sociologues Michel Fodimbi et Jean Camy, estiment que ces sports « sauvages » peuvent participer à la naissance de « formes de sociabilité et de citoyenneté », ne serait-ce que par le biais de négociations avec les élus locaux pour la mise à disposition des terrains.


Dernier signe encourageant de socialisation par le sport, le développement du handisport. Alors que, malgré les multiples lois et décrets, les handicapés continuent de souffrir de discrimination (quasi-exclusion du marché du travail, difficultés d'accès aux édifices publics, aux transports, etc.), le handisport fait tomber certaines barrières. Héritière de la Fédération sportive des handicapés physiques de France, créée en 1963, la Fédération française handisport, ainsi dénommée depuis 1977, est une association reconnue d'utilité publique, membre du Comité national et sportif français et du Comité international paralympique. Son objectif est de rendre accessible au plus grand nombre le sport pour les personnes handicapées. Elle compte plus de dix-sept mille licenciés (et environ vingt-cinq mille pratiquants), répartis dans vingt-six comités régionaux. Elle propose quarante-cinq sports de compétition, de loisir et de pleine nature. Son action en faveur des jeunes est primordiale : rencontres, journées et manifestations sportives spécifiques à destination des structures spécialisées et des clubs. Elle organise notamment les Jeux de l'avenir, le Grand Prix des jeunes, etc.


— Universalis


Bibliographie

L. BOLTANSKI, « Les Usages sociaux du corps », in Les Annales. Économie, sociétés, civilisations, no 1, 1971

M. BOUET, Signification du sport, 6e éd., L'Harmattan, Paris, 2000

P. BOURDIEU, « Comment peut-on être sportif ? », in Questions de sociologie, éd. de Minuit, Paris, 1980

C. BROMBERGER, & S. LOUIS, Le Phénomène des ultras en Italie. Historique du mouvement des groupes de supporters ultras de 1968 à 2005, éd. Mare et Martin, Paris, 2006

G. BRUANT, Anthropologie du geste sportif. La construction sociale de la course à pied, P.U.F., Paris, 1992-1993